The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3)

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Title: Mémoires de Marmontel (Volume 1 of 3)

Author: Jean-François Marmontel

Annotator: Maurice Tourneux

Release date: September 4, 2008 [eBook #26531]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

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MÉMOIRES DE MARMONTEL

PUBLIÉS AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES
M DCCC XCI

PRÉFACE

I

Les Mémoires d'un Père pour servir à l'instruction de ses enfants ont été, comme le rappelle deux fois l'auteur, rédigés dans ce hameau d'Abloville, dépendant de Saint-Aubin-sur-Gaillon (Eure), où il s'était réfugié en 1792, et où il revint mourir après un court passage au Conseil des Anciens. Marmontel a donc retracé, ses souvenirs tout à fait au déclin de sa vie, loin de ses notes, s'il en avait pris, séparé de ses amis survivants et dépouillé de ses pensions et de ses places. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il ait commis quelques inexactitudes plus ou moins involontaires dans le récit de ses premières années, ou porté un jugement prématuré sur les événements qui avaient bouleversé sa paisible existence. La part faite à ces défaillances fort excusables, et à des appréciations nécessairement partiales, l'auteur s'est trop complaisamment étendu sur les diverses phases de sa vie pour qu'il y ait lieu de reprendre ab ovo _sa biographie, et il suffira d'en rappeler ici les derniers traits.

Parti de Paris le 4 avril 1792, avec sa femme, ses trois enfants, une servante et un domestique[1], Marmontel s'arrêta d'abord à Saint-Germain, près d'Évreux, puis se fixa au hameau d'Abloville, où il acheta une maison de paysan et deux arpents de terre. Il ne semble pas d'ailleurs que, sauf pendant les quelques jours qu'il dut passer à Aubevoie pour fuir la maladie contagieuse à laquelle avait succombé le précepteur de ses enfants, il ait été inquiété ni dénoncé. Bien lui en prit toutefois, suivant Morellet, de n'être pas resté à Paris, car le commissaire qui arrêta Florian à Sceaux semblait tout disposé à lui donner pour compagnon de captivité le secrétaire perpétuel de l'Académie, dont il n'ignorait ni la fuite ni la résidence. Confiné dans une solitude prudente, Marmontel trouva un apaisement à ses alarmes et à ses regrets en écrivant de_ NOUVEAUX CONTES MORAUX qui ne valaient pas les premiers, de petits traités de grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, à l'usage de ses enfants, et enfin ses MÉMOIRES, _qui, si leur titre ne le disait expressément, ne semblaient pas avoir la même destination.

Le 14 nivôse an III (3 janvier 1793), sur le rapport de M.-J. Chénier, et sans qu'il paraisse l'avoir sollicité, il fut compris pour une somme de 3,000 livres dans les encouragements accordés par la Convention aux artistes et aux gens de lettres. Mais, lors de la création de l'Institut, la même année, il n'y fut appelé qu'à titre d'associé non résidant, pour la section de grammaire. Au mois de germinal an V (avril 1797), Marmontel fut, comme il nous l'apprend lui-même, convoqué à l'assemblée électorale d'Evreux, et nommé représentant du département de l'Eure, avec le mandat spécial de réclamer le rétablissement des cérémonies catholiques. Fidèle à cet engagement, il rédigea une_ OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES, qu'il n'eut pas l'occasion de lire à la tribune, mais que ses héritiers imprimèrent à la suite de ses MÉMOIRES. _Par contre, ils n'ont (pas plus que ses autres éditeurs) accordé le même honneur à un rapport qui, à tous égards, ne méritait point un si injuste oubli.

À la fin de 1795, l'encombrement des «dépôts littéraires», où s'étaient accumulées les bibliothèques des communautés religieuses supprimées en 1790, des émigrés et des condamnés, était devenu tel que le Directoire invita l'Institut à lui présenter ses vues sur les moyens d'y remédier. L'Institut, par l'organe de Langlès, rapporteur de la commission, proposait d'accorder à la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques de Paris un droit de prélibation, de répartir le surplus entre les bibliothèques des départements et des écoles centrales, et de liquider la masse énorme des livres de théologie et de jurisprudence tombés au rebut, soit par voie d'échanges avec l'étranger, soit par des ventes aux enchères. Tandis que Camus faisait passer, le 30 floréal, une motion conforme au conseil des Cinq-Cents, Marmontel, en son nom et en celui des deux collègues qui lui avaient été adjoints, Ysabeau et Portalis, présentait des conclusions toutes différentes[2]. Il y insiste avec raison sur la nécessité de distinguer quels livres conviennent à une bibliothèque plutôt qu'à une autre, réclame un choix scrupuleux dans les livres mis à la disposition des élèves des écoles centrales, et plaide incidemment la cause des émigrés, dont la plupart réclamaient leur radiation: «Eh! quoi, s'écriait-il, dans un naufrage où tant de malheureux ont péri, où tant d'autres luttent contre les flots qui les repoussent du rivage, tandis qu'il en aborde tous les jours quelques-uns et que nous avons l'espérance d'en voir sauver un plus grand nombre, y aurait-il de l'humanité à ériger en loi la dispersion de leurs débris?» Combattu par Camus et par Creuzé-Latouche, l'ajournement proposé par Marmontel fut écarté, et la loi du 26 fructidor an V, qui consacrait les propositions de l'Institut, fut promulguée.

Dans l'intervalle, le coup d'État du 18 fructidor avait dépossédé Marmontel de son mandat. Il abandonna aussitôt l'appartement de la place de la Ville-l'Évêque, qu'il partageait avec la famille Chéron, alliée de Morellet[3], et dut regagner Abloville. C'est là que, frappé d'une attaque d'apoplexie, il s'éteignit le 9 nivôse an VIII (31 décembre 1799), à minuit. Conformément au désir qu'il avait eu encore la force d'exprimer, il fut enterré dans son propre jardin, selon les rites catholiques, en présence de sa femme, de ses deux plus jeunes fils et des amis qui ont signé l'extrait mortuaire[4]. Son fils aîné, Albert, employé dans la maison de banque de M. Hottinger, ne put être prévenu assez tôt pour assister à la cérémonie. Morellet, qui l'excuse dans la première de deux lettres communiquées par M. Jules Claretie à Albert de la Fizelière[5], écrivait de nouveau à Mme Marmontel, le 15 nivôse (5 janvier 1800): «J'ai été sensiblement touché de l'offre des bons MM. Pelou, pour recueillir ces précieux restes dans ce joli jardin de la Rivette où notre ami a trouvé un asile ouvert par l'amitié et les vertus, et qu'il était si digne d'habiter. C'est certainement là ce qu'il y a de plus décent, de plus capable d'honorer sa mémoire; un monument que les gens de bien et les gens de goût voudront visiter sera bien mieux placé dans un lieu agréable, accessible, habité par ses amis et les enfants et petits-enfants de ses amis, que dans votre chaumière, que je désire d'ailleurs que vos enfants et vous conserviez précieusement.» Mais, respectueuse des volontés suprêmes de son mari, la veuve ne consentit pas à cette translation, et, jusqu'en 1866, l'humble pierre fut un but de promenade pour les curieux de passage à Gaillon et une source de profit pour les paysans qui en avaient organisé l'exhibition. Elle était tout à fait délabrée et abandonnée lorsque, le 8 novembre 1866, les derniers représentants du nom de Marmontel, l'éminent professeur au Conservatoire de musique et sa cousine, Mme Anne Marmontel (née Beynaguel), procédèrent, non sans de longs pourparlers, à une inhumation définitive dans un terrain concédé par la municipalité au cimetière de Saint-Aubin-sur-Gaillon_.

II

En annonçant dans un même paragraphe la mort de Marmontel, de Montucla et de Daubenton, le MAGASIN ENCYCLOPÉDIQUE faisait observer que la littérature, la géométrie et l'histoire naturelle perdaient à la fois leurs doyens, et formait des voeux pour que la mémoire du premier, «bien qu'il n'appartînt, plus à aucune association littéraire»,—ce qui n'était pas tout à fait exact,—ne fût pas privée du juste hommage qui lui était dû. L'Institut national à Paris, les Lycées, qui reprenaient en province la succession des Académies jadis si nombreuses, s'efforçaient alors de rattacher le passé au présent en évoquant publiquement le souvenir des membres dont les noms brillaient sur leurs anciennes listes. C'est ainsi que, dès le 30 germinal an VIII (20 avril 1800), le citoyen Taverne lut devant le Lycée de Toulouse un ÉLOGE de l'ancien lauréat des Jeux floraux, dont il n'y a guère à tirer qu'une anecdote plus ou moins controuvée[6]. Elle ne souleva, il est vrai, pas plus de protestations que l'invraisemblable affabulation imaginée sur son nom même par Armand Gouffé, Tournay et Vieillard, pour glorifier l'auteur de BÉLISAIRE, et représentée en fructidor an XI sur le théâtre du Vaudeville. Les auteurs purent impunément montrer Mme de Pompadour (morte en 1764) s'efforçant de détourner les foudres de la Sorbonne prêtes à frapper_ BÉLISAIRE (1767), Marmontel rimant au château de Ménars l'opéra de DIDON (écrit en 1784), Marigny lui demandant (toujours en 1767) quand on représenterait sa_ CLÉOPÂTRE (jouée en 1750); l'indulgente critique n'eut d'oreilles que pour «de jolis couplets sans calembours et tout à fait exempts de mauvais goût». Quant à la donnée même du vaudeville, elle est inepte, et je renvoie les curieux qui la voudraient connaître soit à l'analyse du MAGASIN ENCYCLOPÉDIQUE, _soit au texte lui-même, car la pièce a été imprimée[7].

Ce nouvel «hommage» était depuis longtemps oublié quand les_ MÉMOIRES D'UN PÈRE, publiés en 1804, étaient dans toutes les mains, et que Morellet lut enfin devant ses confrères de la seconde classe de l'Institut (12 thermidor an XIII—30 juillet 1805) un_ ÉLOGE _dont la dernière partie est précisément consacrée à répondre aux critiques provoquées par les testimonia posthumes de son neveu.

Depuis la révélation déjà lointaine des_ CONFESSIONS de Rousseau, et bien avant celle des LETTRES de Mme du Deffand, ou de la CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE _de Grimm, aucun livre n'avait remis en circulation plus de noms célèbres, ni ranimé plus de polémiques tant sur les hommes que sur les doctrines. Deux partis divisaient alors la société renaissante: l'un, celui des «dévots», rendait responsable des crimes de la Révolution tout le siècle qui l'avait précédée, et volontiers en eût aboli jusqu'au souvenir; l'autre, bien moins nombreux, celui des «idéologues», défendait pied à pied des conquêtes dont il avait eu sa part, et s'y montrait d'autant plus attaché qu'il n'ignorait pas ce qu'elles avaient coûté[8].

Ces querelles plus politiques que littéraires, dont la personnalité de Marmontel fut bien moins le sujet que le prétexte, ont été parfaitement résumées, et, si j'ose dire, compensées dans une étude intitulée précisément:_ DES MÉMOIRES DE MARMONTEL ET DES CRITIQUES QU'ON EN A FAITES. Cette étude, signée E. H. (Mme Guizot, née Pauline de Meulan), publiée dans les ARCHIVES LITTÉRAIRES DE L'EUROPE, tome VIII (1805), p. 124-141, n'a pas été recueillie par Mme de Witt dans les deux volumes où elle a réuni sous ce titre: LE TEMPS PASSÉ, les articles fournis au PUBLICISTE par des membres de sa famille, et cette omission a d'autant plus lieu de surprendre que tout le début de l'article a été reproduit dans ce journal à la date du 7 ventôse an XIII (26 février 1805). C'est assurément l'une des meilleures pages de Mme Guizot, et l'on y retrouve en germe quelques-unes des remarques suggérées à Sainte-Beuve par la lecture de ces mêmes MÉMOIRES, _notamment sur la tendance de Marmontel à tout embellir, hommes et choses, d'un coloris «bienveillant et amolli», et à refaire, vaille que vaille, les discours tenus à lui ou par lui dans une circonstance mémorable.

Deux autres jugements dont il importe de tenir compte furent portés à la même date sur les_ MÉMOIRES, _mais tous deux, et pour cause, restèrent ignorés des contemporains: l'un est inédit, l'autre n'a vu le jour que dans les oeuvres posthumes de son auteur.

Jacques-Henri Meister, retiré à Zurich, continuait, pour quelques souscripteurs la correspondance littéraire dont Grimm lui avait, dès 1774, cédé la clientèle, et il demandait volontiers à ses amis de Paris de quoi alimenter sa gazette manuscrite. Mme de Vandeul, fille unique de Diderot, était du petit nombre de ses tributaires, et voici ce qu'elle lui répondait au sujet du livre que chacun s'arrachait_[9]:

J'ai lu les Mémoires de Marmontel; le plaisir qu'ils m'ont fait a été de me reporter au temps de ma jeunesse, aux époques où j'ai vu et connu tous ceux dont il parle. Pour lui-même, il s'est peint, ce me semble, tel qu'il était: courant après la fortune, faisant la cour à ceux qui pouvaient le mener à son but d'ambition, de succès littéraires ou d'argent, aimant le plaisir de manière à n'aller que dans les sociétés où il se trouve, et changeant de société sans chagrin ni regret; aimant les femmes, et ne s'attachant à aucune assez pour l'empêcher d'en vouloir une autre. Il parle assurément très bien de mon père, mais pendant sa maladie, qui a duré dix-neuf mois, il n'a envoyé qu'une seule fois savoir de ses nouvelles, et n'est jamais venu le voir. Ce n'était pas par projet, c'est qu'il n'y a pas pensé, et sûrement il aura appris sa mort comme une nouvelle de gazette. Ce qui me déplaît fort, c'est que, pour l'instruction de ses enfants, il leur ait appris à recueillir de la façon la plus dangereuse tous les détails de la vie domestique où la confiance fait introduire. Mais est-il au monde une manière plus propre à réconcilier avec l'ignorance et la sottise, à faire fuir comme la peste les gens d'un esprit un peu supérieur? Je ne vois personne qui ne fasse cette réflexion. L'intérieur d'une société n'est-il pas sacré? Comment! des maîtres de maison, s'ils supposent qu'un individu peut être indiscret, avertiront leurs convives, ils tairont à leurs amis les défauts qu'ils observent, et pendant qu'ils dépensent ainsi leur estime, leur amitié, souvent leur admiration pour le talent et l'esprit, le fruit qu'ils ont à espérer de leur confiance est de se voir un beau jour peints, traduits au tribunal de la société qui leur succède, et cela sans considérer si l'on ne fait pas grande peine à leurs parents! Si j'avais de la richesse et de la jeunesse, je crois que je ne recevrais que des imbéciles, pour être à l'abri des éloges ou des critiques futures de beaux esprits qui semblent avoir renoncé à la sûreté du commerce, sans laquelle la société n'est qu'une ruche d'insectes très dangereux. Voilà, mon ami, tout ce que m'a fait penser l'ouvrage de Marmontel, et je suis sûrement une des personnes qui l'ont lu avec le plus d'intérêt et de plaisir.

À cette appréciation sévère, où perce une pointe de ressentiment personnel, il est juste et piquant d'opposer le jugement beaucoup plus net et rassis d'un homme qui est et restera, disait Sainte-Beuve, «un homme du XVIIIe siècle», de L.-P. Roederer. Sa lettre à M. de V…, du 23 frimaire an XIII (19 décembre 1805), montre très bien le fort et le faible, des MÉMOIRES[10].

J'ai lu en entier les Mémoires de Marmontel. Il n'y a guère que les deux premiers volumes qui répondent à ce titre, car, quand l'auteur raconte les commencements de la Révolution, il est historiographe de France, et non historien de lui-même. Il n'est pas vrai, comme le disent bien des gens, que cette partie soit absolument mauvaise: elle est pleine de détails vrais et d'observations justes; mais l'auteur n'a pas tout vu.

Il est évident pour moi que tout ce qui regarde les temps antérieurs à la Convention a été rédigé dans la vue de remplir le devoir de la place d'historiographe, et c'est le seul monument que Marmontel ait laissé de l'existence qu'il avait sous ce titre. Sa Lettre sur le Sacre de Reims est au-dessous du médiocre: ce n'est rien. Ce qu'il dit du commencement de la Révolution est quelque chose. La politique était chose trop compacte et trop profonde pour les yeux de Marmontel: il était accoutumé à pénétrer dans les moeurs des boudoirs et des coulisses, aussi peint-il très bien des caractères de femmes; et d'hommes du monde, ce qui diffère très peu des femmes; mais, quand il veut nous représenter l'âme d'un politique, d'un conspirateur ou d'un grand citoyen, d'un factieux ou d'un homme d'État, le burin s'émousse dans ses mains, et nul trait ne ressort.

Dans la partie qui concerne Marmontel, et qui, seule, constitue proprement ses Mémoires, deux sentiments distincts m'ont frappé, et je les ai conservés après la lecture: le premier, c'est que l'auteur a su rendre la pauvreté aimable, intéressante, noble, en lui donnant de l'esprit et de l'âme, et le second, c'est qu'il rend la grandeur parfaitement ridicule et méprisable quand il la trouve sans moeurs, sans raison, sans esprit. Je lui sais gré de ces deux effets; il est bon de montrer par de doubles exemples que l'esprit et la raison sont les maîtres du monde; que, partout où pénètre leur lumière, il y a de l'intérêt, et que l'oripeau ni le pouvoir ne peuvent en tenir lieu.

J'ai remarqué avec plaisir que Marmontel, en parlant mal de la Révolution, même en plaidant pour la liberté du culte catholique, avait été conséquent; qu'il n'avait rétracté ni eu besoin de rétracter les principes de sa philosophie pour se déchaîner contre les horreurs commises par des scélérats qui n'avaient pas plus de rapport avec la philosophie qu'avec l'Évangile, où la doctrine dite des Sans-Culottes est expressément établie. Je conclus de là que, si tous les confrères de Marmontel avaient, comme lui, poussé leur carrière jusqu'au delà de la Révolution, comme lui, sans se démentir plus que lui et en se conformant aux principes professés par eux durant toute leur vie, ils auraient eu horreur de tout ce qui se passait en 92, en 93, même avant et depuis. Il me paraît donc que ces Mémoires sont un témoignage en faveur des philosophes du XVIIIe siècle, et contre les crimes qui en ont déshonoré la fin, et contre les calomniateurs qui veulent les en charger.

Il me paraît, au reste, que le prodigieux succès de ces Mémoires, que tout le monde lit et dont tout le monde parle, est une forte preuve du peu de succès qu'ont obtenu, hors de leur parti, les détracteurs jurés de la raison humaine, gens bien plus odieux que ne sont ridicules les chevaliers de la perfectibilité. L'intérêt qu'inspirent ces Mémoires tient en très grande partie à celui que le XVIIIe siècle et les hommes qui l'ont honoré continuent d'inspirer aux gens sensés du XIXe. Il y a de quoi rire à voir tant d'efforts répétés tous les matins par tant de fripons déguisés, sous tant de prétextes divers, pour nous faire rougir du XVIIIe siècle; il y a de quoi, dis-je, rire de les voir si parfaitement inutiles.

III

Les MÉMOIRES D'UN PÈRE, de même qu'un travail sur la RÉGENCE DU DUC D'ORLÉANS et les autres oeuvres posthumes de l'auteur, furent présentés au public comme imprimés «sur le manuscrit autographe», et cette spécification, que la DÉCADE _trouve oiseuse, ne me semble pas absolument inutile. D'abord, il n'y aurait rien de surprenant à ce que l'original même de Marmontel eût servi de copie aux compositeurs de l'imprimerie Xhrouet, puis il parait certain que le texte ne subit aucun retranchement. Cinq noms en tout (dont trois noms de femmes) furent remplacés par des initiales. Si, grâce aux recherches de M. Ernest Rupin, nous savons aujourd'hui que Mlle B***, objet des premiers soupirs de Marmontel, s'appelait Mlle Broquin, il nous manque un Oedipe pour deviner quelles furent Mlle Sau*** et Mme de L. P. L'une ne saurait être Mlle Saugrain, à qui j'avais tout d'abord songé, et les initiales de l'autre ne constituent pas une probabilité suffisante en faveur de la seconde, Mme de La Popelinière, fille de M. de Mondran, président au parlement de Toulouse. Quant à l'abbé M. (Maury) et M. de L. H. (La Harpe), l'un encore vivant en 1804, l'autre mort à cette date depuis quelques mois seulement, il n'était point difficile de deviner, et il eût été puéril de respecter un incognito aussi transparent.

Au moment où il posait la plume pour ne plus la reprendre, Marmontel, s'appliquant un mot de Mme de Staal-Delaunay qui avait fait fortune auprès des lecteurs de ses charmants_ MÉMOIRES, _déclare qu'il ne s'est peint qu'_en buste, et cette réticence est assez extraordinaire de la part d'un homme qui ne nous a rien dissimulé de ses amours avec la facile Gaussin, l'altière Clairon, la voluptueuse et fantasque Navarre, ni même de ses passades avec les nymphes folâtres chargées, à Passy, de ranimer la sénilité précoce de La Popelinière. On peut s'étonner à bon droit qu'il ait ainsi étalé aux yeux de ses enfants ce qu'un père garde d'ordinaire pour lui, mais, comme l'a dit Sainte-Beuve, «cela forme un trait de moeurs de plus, et le ton général de bonhomie et de naturel qui règne dans l'ensemble fait tout passer». Si la morale en souffre, l'histoire sociale y gagne, et l'on doit savoir gré aux dépositaires des MÉMOIRES _de n'avoir point compris leur tâche comme l'auraient pratiquée certains éditeurs de nos jours.

L'édition originale est précédée d'un avertissement de deux pages et suivie d'une post-face non moins brève, d'une table des matières et de l'_OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES. _Ces adjonctions sont remplacées ici par la présente Préface, par une annotation continue, par une nouvelle table analytique et par un index des titres et des noms cités.

Voici, au surplus, la nomenclature bibliographique des éditions antérieures à celle-ci:_

OeUVRES POSTHUMES DE MARMONTEL, HISTORIOGRAPHE DE FRANCE, SECRÉTAIRE
PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, IMPRIMÉES SUR LE MANUSCRIT AUTOGRAPHE
DE L'AUTEUR. MÉMOIRES. _Paris, Xhrouet, Déterville, Lenormant, Petit, an
XIII-1804, 4 vol. in-8° ou in-12. Les exemplaires des deux tirages
déposés à la Bibliothèque nationale portent la signature autographe de
Xhrouet, imprimeur-éditeur.

Heinsius et Kayser mentionnent une édition française publiée l'année suivante chez G. Fleischer, à Leipzig, 4 vol. in-12._

—MEMOIRS OF MARMONTEL, WRITTEN BY HIMSELF, CONTAINING HIS LITERACY AND
POLITICAL LIFE AND ANECDOTES OF THE PRINCIPAL CHARACTERS OF THE
EIGHTEENTH CENTURY. London, Longman et Murray, 1805, 4 vol. in-12.

—MEMOIRS OF MARMONTEL, WRITTEN BY HIMSELF, INCLUDING ANECDOTES OF THE
MOST DISTINGUISHED LITERACY AND POLITICAL CHARACTERS WHO APPEARED IN
FRANCE DURING THE LAST CENTURY. _Edinburgh, 1808, 4 vol. in-12.

(D'après un catalogue; peut-être est-ce la précédente traduction dont on a renouvelé le titre. Elle n'est pas mentionnée par Watt.)

Oettinger et Kayser signalent une traduction allemande par Wilhelm Becker
et Nicolaus-Peter Stampeel (Leipzig, 1805-1806, ou 1819, 4 vol. in-8°).
Le British Museum en possède une autre par Muller (Hamburg et Mainz
(Mayence), 1805, 4 vol. in-12), avec un mauvais portrait en tête du tome
II. Oettinger indique également une traduction italienne par Camillo
Ciabatta (Milan, 1822-1823, 4 vol. in-8°)._

—MÉMOIRES DE MARMONTEL. Tomes I et II des Oeuvres complètes publiées par Saint-Surin (Verdière, 1818-1819, 18 _vol. in-_8°). _Cette réimpression est précédée de l'_ÉLOGE _de Morellet et suivie de l'_OPINION SUR LE LIBRE EXERCICE DES CULTES. Un libraire, Étienne Ledoux, acquéreur du solde de l'édition, fit réimprimer à son nom des titres particuliers afin d'écouler séparément les divers ouvrages de la collection.

—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Tomes I et II des Oeuvres complètes, nouvelle édition. Amable Costes et Ce, 1819-1820 (ou MAUMUS, 1826), 18 vol. in-12. Mêmes adjonctions qu'au tirage in-8°.

—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Tomes I et II des Oeuvres complètes publiées par
Villenave (A. Belin
, 1819-1820, 7 vol. in-8° compacts).

—MÉMOIRES D'UN PÈRE. Paris, Étienne Ledoux, 1827, 2 vol. in-8°. Les faux-titres portent: Oeuvres choisies et la rubrique typographique de Gaultier-Laguionie. Ces deux volumes sont ornés d'un détestable frontispice représentant la Cascade de Bort et d'un non moins médiocre portrait signé: CHOQUET del., 1818, gravé par Leroux, dont un tirage moins usé accompagnait déjà l'édition de 1818. Il a néanmoins son intérêt, car il a été visiblement copié sur l'original exposé par Roslin au Salon de 1767. «Il est ressemblant, écrivait Diderot, mais il a l'air ivre, ivre de vin s'entend, et l'on jurerait qu'il lit quelques chants de sa NEUVAINE (LA NEUVAINE DE CYTHÈRE) à des filles

—MÉMOIRES DE MARMONTEL, SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, PRÉCÉDÉS D'UNE INTRODUCTION PAR M. FR. BARRIÈRE (Firmin Didot, 1846, in-12). Forme le tome V de la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l'histoire de France pendant le XVIIIe siècle.

Dans l'introduction, où il est question de tout et accessoirement des MÉMOIRES, Barrière allègue qu'il a supprimé les neuf derniers livres parce que Marmontel n'avait pas le «burin de Tacite». L'éditeur n'a corrigé aucune des fautes de lecture des premiers tirages, et, pour tout commentaire, il a reproduit en appendice un fragment des MÉMOIRES de Mme d'Épinay (Un Souper chez Mlle Quinault) et un passage des MÉMOIRES de Morellet (sur la constitution de la maison de Sorbonne).

—MÉMOIRES DE MARMONTEL, NOUVELLE ÉDITION À l'USAGE DE LA JEUNESSE, AVEC INTRODUCTION ET ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES, PAR M. L'ABBÉ J.-A. FOULON, LICENCIÉ ÈS-LETTRES, PROFESSEUR AU PETIT SÉMINAIRE DE PARIS. Paris, à la Librairie des livres illustrés de Plon frères, 1850, in-8°. Le faux-titre porte: Bibliothèque des familles chrétiennes et des maisons d'éducation, publiée sous le patronage de l'épiscopat.

Ce n'était pas une mince besogne que de transformer les MÉMOIRES en un livre d'édification, et, à ce point de vue, cette édition, devenue d'ailleurs très rare, parce qu'elle a dû être accaparée par la clientèle spéciale à laquelle on la destinait, est une véritable curiosité bibliographique. L'abbé Foulon n'y est pas allé, comme on dit, de main morte. D'un trait de plume il biffe tout ce qui donnerait à penser que jusqu'au jour de son mariage (à cinquante-quatre ans) Marmontel ne fut pas tout à fait un petit saint: de Mlle Broquin, de ses diverses amours de théâtre, pas un mot ne subsiste, non plus que des mésaventures conjugales de La Popelinière. Rien ne trouve grâce devant l'austère censeur, pas même cette phrase assez innocente sur Mme Necker: «Elle dansait mal, mais de tout son coeur», ni, dans un autre ordre d'idées, les confidences du supérieur des Jésuites de Clermont sur l'art de s'agrandir, sans bourse délier, au détriment des voisins, ni le dialogue du P. Nolhac et de l'auteur pour l'attirer au noviciat. Quant aux retouches de détail, passe encore si «le plus crasseux et le plus cagot des séminaires» devint «le plus pauvre»; mais l'abbé Foulon excède la mesure quand il fait exprimer à Marmontel tout le contraire de sa pensée. «J'eus aussi pour amusement, dit-il (durant son séjour à Bordeaux), les facéties qu'on imprimait contre un homme qui méritait d'être châtié de son insolence» (Le Franc de Pompignan); l'abbé imprime: «… contre un homme qu'on ne ménagea pas assez», et tout ce qui suit est tronqué. Les démêlés de l'auteur de BÉLISAIRE _avec la Sorbonne, avec Christophe de Beaumont, avec les évêques de Noyon et d'Autun, ne sont pas escamotés avec moins de désinvolture, et remplacés par ces lignes, qu'on chercherait inutilement dans l'original: «Tout le monde connaît la censure qu'en fit la Sorbonne. Je ne rappellerai pas les détails de cette affaire, qui occupa quelque temps Paris et la France entière. On mit de l'aigreur de part et d'autre; tous eurent à se reprocher des torts réciproques. Quant aux miens, je les rétracte avec franchise.» Par contre, il a donné en entier les livres XII-XX, sauf les toutes dernières lignes de celui-ci; la phrase fameuse sur laquelle il s'arrête: «Je ne me suis peint qu'en buste», est, cette fois, parfaitement justifiée.

Mes prédécesseurs m'avaient, on le voit, laissé tout à faire, et j'ai dû procéder à l'égard de ce texte comme s'il était inédit. À défaut de la collation du manuscrit, à laquelle je ne pouvais songer, j'ai pris à tâche d'identifier les noms propres mal lus par les éditeurs de_ 1804 _et reproduits tels quels depuis lors; dans les notes je me suis efforcé d'éclaircir les allusions, de rappeler les circonstances et de rétablir les titres qui pouvaient embarrasser le lecteur. Ces vérifications, que n'auraient pu accomplir les anciens éditeurs, alors même que la pensée leur en serait venue, sont rendues aujourd'hui faciles par le nombre et la valeur des documents que l'érudition moderne met à notre disposition; toutefois, il est tel nom inconnu, tel point obscur, devant qui ma bonne volonté eût échoué si je n'avais trouvé auprès de quelques-uns des représentants de cette érudition soucieuse d'exactitude et de critique, M. C. Port, membre de l'Institut, le P. Sommervogel, M. Jules Flammermont, M. F, Bournon, des secours dont je tiens à les remercier ici.

Loin d'étendre ce commentaire, je me suis efforcé d'ailleurs de le restreindre à l'essentiel, en raison de la place dont je disposais et du public auquel cette édition est présentée. Sans doute il eût été piquant de rapprocher des témoignages de Marmontel ceux de ses contemporains, de rappeler leurs jugements sur ses oeuvres, de le montrer, en un mot, tel qu'il fut dans la société de son temps; mais il n'est point de lettré qui n'ait aujourd'hui dans sa bibliothèque tous ces éléments de comparaison, et ces lecteurs d'élite ne trouveront pas mauvais que j'aie pris pour règle le vieil et flatteur adage:_ Intelligenti pauca.

MAURICE TOURNEUX.

MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS

LIVRE PREMIER

C'est pour mes enfans que j'écris l'histoire de ma vie; leur mère l'a voulu. Si quelque autre y jette les yeux, qu'il me pardonne des détails minutieux pour lui, mais que je crois intéressans pour eux. Mes enfans ont besoin de recueillir les leçons que le temps, l'occasion, l'exemple, les situations diverses par où j'ai passé, m'ont données. Je veux qu'ils apprennent de moi à ne jamais désespérer d'eux-mêmes, mais à s'en défier toujours; à craindre les écueils de la bonne fortune, et à passer avec courage les détroits de l'adversité.

J'ai eu sur eux l'avantage de naître dans un lieu où l'inégalité de condition et de fortune ne se faisoit presque pas sentir. Un peu de bien, quelque industrie, ou un petit commerce, formoient l'état de presque tous les habitans de Bort[11], petite ville de Limosin où j'ai reçu le jour. La médiocrité y tenoit lieu de richesse; chacun y étoit libre et utilement occupé. Ainsi la fierté, la franchise, la noblesse du naturel, n'y étoient altérées par aucune sorte d'humiliation, et nulle part le sot orgueil n'étoit plus mal reçu ni plus tôt corrigé. Je puis donc dire que, durant mon enfance, quoique né dans l'obscurité[12], je n'ai connu que mes égaux; de là peut-être un peu de roideur que j'ai eue dans le caractère, et que la raison même et l'âge n'ont jamais assez amollie.

Bort, situé sur la Dordogne, entre l'Auvergne et le Limosin, est effrayant au premier aspect pour le voyageur, qui, de loin, du haut de la montagne, le voit au fond d'un précipice, menacé d'être submergé par les torrens que forment les orages, ou écrasé par une chaîne de rochers volcaniques, les uns plantés comme des tours sur la hauteur qui domine la ville, et les autres déjà pendans et à demi déracinés; mais Bort devient un séjour riant lorsque l'oeil, rassuré, se promène dans le vallon. Au-dessus de la ville, une île verdoyante que la rivière embrasse, et qu'animent le mouvement et le bruit d'un moulin, est un bocage peuplé d'oiseaux. Sur les deux bords de la rivière, des vergers, des prairies et des champs cultivés par un peuple laborieux, forment des tableaux variés. Au-dessous de la ville le vallon se déploie d'un côté en un vaste pré que des sources d'eau vive arrosent, de l'autre en des champs couronnés par une enceinte de collines dont la douce pente contraste avec les rochers opposés. Plus loin, cette enceinte est rompue par un torrent qui, des montagnes, roule et bondit à travers des forêts, des rochers et des précipices, et vient tomber dans la Dordogne par une des plus belles cataractes du continent, soit pour le volume des eaux, soit pour la hauteur de leur chute; phénomène auquel il ne manque, pour être renommé, que de plus fréquens spectateurs.

C'est près de là qu'est située cette petite métairie de Saint-Thomas, où je lisois Virgile à l'ombre des arbres fleuris qui entouroient nos ruches d'abeilles, et où je faisois de leur miel des goûters si délicieux. C'est de l'autre côté de la ville, au-dessus du moulin et sur la pente de la côte, qu'est cet enclos où, les beaux jours de fête, mon père me menoit cueillir des raisins de la vigne que lui-même il avoit plantée, ou des cerises, des prunes et des pommes des arbres qu'il avoit greffés.

Mais ce qui, dans mon souvenir, fait le charme de ma patrie, c'est l'impression qui me reste des premiers sentimens dont mon âme fut comme imbue et pénétrée par l'inexprimable tendresse que ma famille avoit pour moi. Si j'ai quelque bonté dans le caractère, c'est à ces douces émotions, à ce bonheur habituel d'aimer et d'être aimé, que je crois le devoir. Ah! quel présent nous fait le Ciel lorsqu'il nous donne de bons parens!

Je dus aussi beaucoup à une certaine aménité de moeurs qui régnoit alors dans ma ville; et il falloit bien que la vie simple et douce qu'on y menoit eût de l'attrait, puisqu'il n'y avoit rien de plus rare que de voir les enfans de Bort s'en éloigner. Leur jeunesse étoit cultivée, et, dans les collèges voisins, leur colonie se distinguoit; mais ils revenoient dans leur ville, comme un essaim d'abeilles à la ruche après le butin.

J'avois appris à lire dans un petit couvent de religieuses, bonnes amies de ma mère. Elles n'élevoient que des filles; mais, en ma faveur, elles firent une exception à cette règle. Une demoiselle bien née, et qui, depuis longtemps, vivoit retirée dans cet hospice, avoit eu la bonté d'y prendre soin de moi. Je dois bien chérir sa mémoire et celle des religieuses, qui m'aimoient comme leur enfant.

De là je passai à l'école d'un prêtre de la ville, qui, gratuitement et par goût, s'étoit voué à l'instruction des enfans. Fils unique d'un cordonnier, le plus honnête homme du monde, cet ecclésiastique étoit un vrai modèle de la piété filiale. J'ai encore présent l'air de bienséance et d'égards mutuels qu'avoient l'un avec l'autre le vieillard et son fils, le premier n'oubliant jamais la dignité du sacerdoce, ni le second la sainteté du caractère paternel. L'abbé Vaissière (c'étoit son nom), après avoir rempli ses fonctions à l'église, partageoit le reste de son temps entre la lecture et les leçons qu'il nous donnoit. Dans le beau temps, un peu de promenade, et, quelquefois, pour exercice une partie de mail dans la prairie, étoient ses seuls amusemens. Il étoit sérieux, sévère, et d'une figure imposante. Pour toute société, il avoit deux amis, gens estimés dans notre ville. Ils ont vécu ensemble dans la plus paisible intimité, se réunissant tous les jours et tous les jours se retrouvant les mêmes, sans altération, sans refroidissement dans le plaisir de se revoir; et, pour complément de bonheur, ils sont morts à peu d'intervalle. Je n'ai guère vu d'exemple d'une si douce et si constante égalité dans le cours de la vie humaine.

À cette école, j'avois un camarade qui fut pour moi, dès mon enfance, un objet d'émulation. Son air sage et posé, son application à l'étude, le soin qu'il prenoit de ses livres, où je n'apercevois jamais aucune tache, ses blonds cheveux toujours si bien peignés, son habit toujours propre dans sa simplicité, son linge toujours blanc, étoient pour moi un exemple sensible; et il est rare qu'un enfant inspire à un enfant l'estime que j'avois pour lui. Il s'appeloit Durant. Son père, laboureur d'un village voisin, étoit connu du mien; j'allois en promenade, avec son fils, le voir dans son village. Comme il nous recevoit, ce bon vieillard en cheveux blancs! la bonne crème, le bon lait, le bon pain bis qu'il nous donnoit! et que d'heureux présages il se plaisoit à voir dans mon respect pour sa vieillesse! Que ne puis-je aller sur sa tombe semer des fleurs! Il doit reposer en paix, car de sa vie il ne fit que du bien. Vingt ans après, nous nous sommes, son fils et moi, retrouvés à Paris sur des routes bien différentes; mais je lui ai reconnu le même caractère de sagesse et de bienséance qu'il avoit à l'école; et ce n'a pas été pour moi une légère satisfaction que celle de nommer un de ses enfans au baptême. Revenons à mes premiers ans.

Mes leçons de latin furent interrompues par un accident singulier. J'avois un grand désir d'apprendre, mais la nature m'avoit refusé le don de la mémoire. J'en avois assez pour retenir le sens de ce que je lisois, mais les mots ne laissoient aucune trace dans ma tête; et, pour les y fixer, c'étoit la même peine que si j'avois écrit sur un sable mouvant. Je m'obstinois à suppléer, par mon application, à la foiblesse de mon organe; ce travail excéda les forces de mon âge, mes nerfs en furent affectés. Je devins comme somnambule: la nuit, tout endormi, je me levois sur mon séant, et, les yeux entr'ouverts, je récitois à haute voix les leçons que j'avois apprises. «Le voilà fou, dit mon père à ma mère, si vous ne lui faites pas quitter ce malheureux latin»; et l'étude en fut suspendue. Mais, au bout de huit ou dix mois, je la repris, et, au sortir de ma onzième année, mon maître ayant jugé que j'étois en état d'être reçu en quatrième, mon père consentit, quoiqu'à regret, à me mener lui-même au collège de Mauriac, qui étoit le plus voisin de Bort.

Ce regret de mon père étoit d'un homme sage, et je dois le justifier. J'étois l'aîné d'un grand nombre d'enfans; mon père, un peu rigide, mais bon par excellence sous un air de rudesse et de sévérité, aimoit sa femme avec idolâtrie. Il avoit bien raison: la plus digne des femmes, la plus intéressante, la plus aimable dans son état, c'étoit ma tendre mère. Je n'ai jamais conçu comment, avec la simple éducation de notre petit couvent de Bort, elle s'étoit donné et tant d'agrément dans l'esprit, et tant d'élévation dans l'âme, et singulièrement, dans le langage et dans le style, ce sentiment des convenances si juste, si délicat, si fin, qui sembloit être en elle le pur instinct du goût. Mon bon évêque de Limoges, le vertueux Coëtlosquet[13], m'a parlé souvent à Paris, avec le plus tendre intérêt, des lettres que lui avoit écrites ma mère en me recommandant à lui.

Mon père avoit pour elle autant de vénération que d'amour. Il ne lui reprochoit que son foible pour moi, et ce foible avoit une excuse: j'étois le seul de ses enfans qu'elle avoit nourri de son lait; sa trop frêle santé ne lui avoit plus permis de remplir un devoir si doux. Sa mère ne m'aimoit pas moins. Je crois la voir encore, cette bonne petite vieille: le charmant naturel! la douce et riante gaieté! Économe de la maison, elle présidoit au ménage, et nous donnoit à tous l'exemple de la tendresse filiale: car elle avoit aussi sa mère, et la mère de son mari, dont elle avoit le plus grand soin. Je date d'un peu loin en parlant de mes bisaïeules; mais je me souviens bien qu'à l'âge de quatre-vingts ans elles vivoient encore, buvant au coin du feu le petit coup de vin et se rappelant le vieux temps, dont elles nous faisoient des contes merveilleux.

Ajoutez au ménage trois soeurs de mon aïeule, et la soeur de ma mère, cette tante qui m'est restée; c'étoit au milieu de ces femmes et d'un essaim d'enfans que mon père se trouvoit seul: avec très peu de bien tout cela subsistoit. L'ordre, l'économie, le travail, un petit commerce, et surtout la frugalité, nous entretenoient dans l'aisance. Le petit jardin produisoit presque assez de légumes pour les besoins de la maison: l'enclos nous donnoit des fruits; et nos coings, nos pommes, nos poires, confits au miel de nos abeilles, étoient, durant l'hiver, pour les enfans et pour les bonnes vieilles, les déjeuners les plus exquis. Le troupeau de la bergerie de Saint-Thomas habilloit de sa laine tantôt les femmes et tantôt les enfans; mes tantes la filoient; elles filoient aussi le chanvre du champ qui nous donnoit du linge; et les soirées où, à la lueur d'une lampe qu'alimentoit l'huile de nos noyers, la jeunesse du voisinage venoit teiller avec nous ce beau chanvre, formoient un tableau ravissant. La récolte des grains de la petite métairie assuroit notre subsistance; la cire et le miel des abeilles, que l'une de mes tantes cultivoit avec soin, étoient un revenu qui coûtoit peu de frais; l'huile, exprimée de nos noix encore fraîches, avoit une saveur, une odeur, que nous préférions au goût et au parfum de celle de l'olive. Nos galettes de sarrasin, humectées, toutes brûlantes, de ce bon beurre du Mont-Dore, étoient pour nous le plus friand régal. Je ne sais pas quel mets nous eût paru meilleur que nos raves et nos châtaignes; et en hiver, lorsque ces belles raves grilloient le soir à l'entour du foyer, ou que nous entendions bouillonner l'eau du vase où cuisoient ces châtaignes si savoureuses et si douces, le coeur nous palpitoit de joie. Je me souviens aussi du parfum qu'exhaloit un beau coing rôti sous la cendre, et du plaisir qu'avoit notre grand'mère à le partager entre nous. La plus sobre des femmes nous rendoit tous gourmands. Ainsi, dans un ménage où rien n'étoit perdu, de petits objets réunis entretenoient une sorte d'aisance, et laissoient peu de dépense à faire pour suffire à tous nos besoins. Le bois mort dans les forêts voisines étoit en abondance et presque en non-valeur; il étoit permis à mon père d'en tirer sa provision. L'excellent beurre de la montagne et les fromages les plus délicats étoient communs et coûtoient peu; le vin n'étoit pas cher, et mon père lui-même en usoit sobrement.

Mais enfin, quoique bien modique, la dépense de la maison ne laissoit pas d'être à peu près la mesure de nos moyens; et, quand je serois au collège, la prévoyance de mon père s'exagéroit les frais de mon éducation. D'ailleurs, il regardoit comme un temps assez mal employé celui qu'on donnoit aux études: le latin, disoit-il, ne faisoit que des fainéans. Peut-être aussi avoit-il quelque pressentiment du malheur que nous eûmes de nous le voir ravir par une mort prématurée; et, en me faisant de bonne heure prendre un état d'une utilité moins tardive et moins incertaine, pensoit-il à laisser un second père à ses enfans. Cependant, pressé par ma mère, qui désiroit passionnément qu'au moins son fils aîné fît ses études, il consentit à me mener au collège de Mauriac.

Accablé de caresses, baigné de douces larmes et chargé de bénédictions, je partis donc avec mon père; il me portoit en croupe, et le coeur me battoit de joie; mais il me battit de frayeur quand mon père me dit ces mots: «On m'a promis, mon fils, que vous seriez reçu en quatrième; si vous ne l'êtes pas, je vous remmène, et tout sera fini.» Jugez avec quel tremblement je parus devant le régent qui alloit décider de mon sort. Heureusement c'étoit ce bon P. Malosse[14] dont j'ai eu tant à me louer: il y avoit dans son regard, dans le son de sa voix, dans sa physionomie, un caractère de bienveillance si naturel et si sensible que son premier abord annonçoit un ami à l'inconnu qui lui parloit.

Après nous avoir accueillis avec cette grâce touchante, et invité mon père à revenir savoir quel seroit le succès de l'examen que j'allois subir, me voyant encore bien timide, il commença par me rassurer; il me donna ensuite, pour épreuve, un thème: ce thème étoit rempli de difficultés presque toutes insolubles pour moi. Je le fis mal, et après l'avoir lu: «Mon enfant, me dit-il, vous êtes bien loin d'être en état d'entrer dans cette classe; vous aurez même bien de la peine à être reçu en cinquième.» Je me mis à pleurer. «Je suis perdu, lui dis-je; mon père n'a aucune envie de me laisser continuer mes études; il ne m'amène ici que par complaisance pour ma mère, et en chemin il m'a déclaré que, si je n'étois pas reçu en quatrième, il me remmèneroit chez lui; cela me fera bien du tort, et bien du chagrin à ma mère! Ah! par pitié, recevez-moi; je vous promets, mon père, d'étudier tant que dans peu vous aurez lieu d'être content de moi.» Le régent, touché de mes larmes et de ma bonne volonté, me reçut, et dit à mon père de ne pas être inquiet de moi, qu'il étoit sûr que je ferois bien.

Je fus logé, selon l'usage du collège, avec cinq autres écoliers, chez un honnête artisan de la ville; et mon père, assez triste de s'en aller sans moi, m'y laissa avec mon paquet, et des vivres pour la semaine; ces vivres consistoient en un gros pain de seigle, un petit fromage, un morceau de lard et deux ou trois livres de boeuf; ma mère y avoit ajouté une douzaine de pommes. Voilà, pour le dire une fois, quelle étoit toutes les semaines la provision des écoliers les mieux nourris du collège. Notre bourgeoise nous faisoit la cuisine, et pour sa peine, son feu, sa lampe, ses lits, son logement, et même les légumes de son petit jardin qu'elle mettoit au pot, nous lui donnions par tête vingt-cinq sous par mois; en sorte que, tout calculé, hormis mon vêtement, je pouvois coûter à mon père de quatre à cinq louis par an. C'étoit beaucoup pour lui, et il me tardoit de lui épargner cette dépense.

Le lendemain de mon arrivée, comme je me rendois le matin dans ma classe, je vis à sa fenêtre mon régent, qui, du bout du doigt, me fit signe de monter chez lui. «Mon enfant, me dit-il, vous avez besoin d'une instruction particulière et de beaucoup d'étude pour atteindre vos condisciples; commençons par les élémens, et venez ici, demi-heure avant la classe, tous les matins, me réciter les règles que vous aurez apprises; en vous les expliquant, je vous en marquerai l'usage.» Je pleurai aussi ce jour-là, mais ce fut de reconnoissance. En lui rendant grâces de ses bontés, je le priai d'y ajouter celle de m'épargner, pour quelque temps, l'humiliation d'entendre lire à haute voix mes thèmes dans la classe. Il me le promit, et j'allai me mettre à l'étude.

Je ne puis dire assez avec quel tendre zèle il prit soin de m'instruire et quel attrait il sut donner à ses leçons. Au seul nom de ma mère, dont je lui parlois quelquefois, il sembloit en respirer l'âme; et, quand je lui communiquois les lettres où l'amour maternel lui exprimoit sa reconnoissance, les larmes lui couloient des yeux.

Du mois d'octobre, où nous étions, jusqu'aux fêtes de Pâques, il n'y eut point pour moi ni amusement, ni dissipation; mais, après cette demi-année, familiarisé avec toutes mes règles, ferme dans leur application, et comme dégagé des épines de la syntaxe, je cheminai plus librement. Dès lors je fus l'un des meilleurs écoliers de la classe, et peut-être le plus heureux: car j'aimois mon devoir, et, presque sûr de le faire assez bien, ce n'étoit pour moi qu'un plaisir. Le choix des mots et leur emploi, en traduisant de l'une en l'autre langue, même déjà quelque élégance dans la construction des phrases, commencèrent à m'occuper; et ce travail, qui ne va point sans l'analyse des idées, me fortifia la mémoire. Je m'aperçus que c'étoit l'idée attachée au mot qui lui faisoit prendre racine; et la réflexion me fit bientôt sentir que l'étude des langues étoit aussi l'art de démêler les nuances de la pensée, de la décomposer, d'en former le tissu, d'en saisir avec précision les caractères et les rapports; qu'avec les mots autant de nouvelles idées s'introduisoient et se développoient dans la tête des jeunes gens; et qu'ainsi les premières classes étoient un cours de philosophie élémentaire bien plus riche, plus étendu et plus réellement utile qu'on ne pense, lorsqu'on se plaint que, dans les collèges, on n'apprenne que du latin.

Ce fut ce travail de l'esprit que me fit observer, dans l'étude des langues, un vieillard à qui mon régent m'avoit recommandé. Ce vieux jésuite, le P. Bourzes[15], étoit l'un des hommes les plus versés dans la connoissance de la bonne latinité. Chargé de suivre et d'achever le travail du P. Vanière, dans son dictionnaire poétique latin[16], il avoit humblement demandé à faire en même temps la classe de cinquième dans ce petit collège des montagnes d'Auvergne. Il se prit d'intérêt pour moi, et m'invita à l'aller voir les matins des jours de congé. Vous croyez bien que je n'y manquois pas, et il avoit la bonté de donner à mon instruction quelquefois des heures entières. Hélas! le seul office que je pouvois lui rendre étoit de lui servir la messe; mais c'étoit un mérite à ses yeux, et voici pourquoi.

Ce bon vieillard étoit, dans ses prières, tourmenté de scrupules pour des distractions dont il se défendoit avec la plus pénible contention d'esprit: c'étoit surtout en disant la messe qu'il redoubloit d'efforts pour fixer sa pensée à chaque mot qu'il prononçoit; et, lorsqu'il en venoit aux paroles du sacrifice, les gouttes de sueur tomboient de son front chauve et prosterné. Je voyois tout son corps frémir de respect et d'effroi, comme s'il avoit vu les voûtes du ciel s'entr'ouvrir sur l'autel et le Dieu vivant y descendre. Il n'y eut jamais d'exemple d'une foi plus vive et plus profonde: aussi, après avoir rempli ce saint devoir, en étoit-il comme épuisé.

Il se délassoit avec moi par le plaisir qu'il avoit à m'instruire, et par celui que j'avois moi-même à recevoir ses instructions. Ce fut lui qui m'apprit que l'ancienne littérature étoit une source intarissable de richesses et de beautés, et qui m'en donna cette soif que soixante ans d'étude n'ont pas encore éteinte. Ainsi, dans un collège obscur, je me trouvois avoir pour maître un des hommes les plus lettrés qui fussent peut-être au monde; mais je n'eus pas longtemps à jouir de cet avantage: le P. Bourzes fut transféré, et, six ans après, je le retrouvai dans la maison professe de Toulouse, infirme et presque délaissé. C'étoit un vice bien odieux, dans le régime et les moeurs des jésuites, que cet abandon des vieillards! L'homme le plus laborieux, le plus longtemps utile, dès qu'il cessoit de l'être, étoit mis au rebut; dureté insensée autant qu'elle étoit inhumaine, parmi des êtres vieillissans, et dont chacun seroit rebuté à son tour.

À l'égard de notre collège, son caractère distinctif étoit une police exercée par les écoliers sur eux-mêmes. Les chambrées réunissoient des écoliers de différentes classes, et parmi eux l'autorité de l'âge ou celle du talent, naturellement établie, mettoit l'ordre et la règle dans les études et dans les moeurs.. Ainsi l'enfant qui, loin de sa famille, sembloit hors de la classe être abandonné à lui-même, ne laissoit pas d'avoir parmi ses camarades des surveillans et des censeurs. On travailloit ensemble et autour de la même table; c'étoit un cercle de témoins qui, sous les yeux des uns et des autres, s'imposoient réciproquement le silence et l'attention. L'écolier oisif s'ennuyoit d'une immobilité muette et se lassoit bientôt de son oisiveté; l'écolier inhabile, mais appliqué, se faisoit plaindre; on l'aidoit, on l'encourageoit; si ce n'étoit pas le talent, c'étoit la volonté qu'on estimoit en lui; mais il n'y avoit ni indulgence ni pitié pour le paresseux incurable; et, lorsqu'une chambrée entière étoit atteinte de ce vice, elle étoit comme déshonorée: tout le collège la méprisoit, et les parens étoient avertis de n'y pas mettre leurs enfans. Nos bourgeois avoient donc eux-mêmes un grand intérêt à ne loger que des écoliers studieux. J'en ai vu renvoyer uniquement pour cause de paresse et d'indiscipline. Ainsi, dans presque aucun de ces groupes d'enfans, l'oisiveté n'étoit soufferte; jamais l'amusement et la dissipation ne venoient qu'après le travail.

Un usage, que je n'ai vu établi que dans ce collège, y donnoit aux études, vers la fin de l'année, un redoublement de ferveur. Pour monter d'une classe à une autre, il y avoit un sévère examen à subir, et l'une des tâches que nous avions à remplir pour cet examen étoit un travail de mémoire. Selon la classe, c'étoit, pour la poésie, du Phèdre ou de l'Ovide, ou du Virgile ou de l'Horace, et, pour la prose, du Cicéron, du Tite-Live, du Quinte-Curce ou du Salluste; le tout ensemble, à retenir par coeur, formoit une masse d'études assez considérable. On s'y prenoit de loin; et ce travail, pour ne pas empiéter sur nos études accoutumées, se faisoit dès le point du jour jusqu'à la classe du matin. Il se faisoit dans la campagne, où, divisés par bandes, et, chacun son livre à la main, nous allions bourdonnant comme de vrais essaims d'abeilles. Dans la jeunesse, il est pénible de s'arracher au sommeil du matin; mais les plus diligens de la bande faisoient violence aux plus tardifs; moi-même bien souvent je me sentois tirer de mon lit encore endormi; et, si depuis j'ai eu dans l'organe de la mémoire un peu plus de souplesse et de docilité, je le dois à cet exercice.

L'esprit d'ordre et d'économie ne distinguoit pas moins que le goût du travail notre police scolastique. Les nouveaux venus, les plus jeunes, apprenoient des anciens à soigner leurs habits, leur linge, à conserver leurs livres, à ménager leurs provisions. Tous les morceaux de lard, de boeuf ou de mouton que l'on mettoit dans la marmite, étoient proprement enfilés comme des grains de chapelet; et, si dans le ménage il survenoit quelques débats, la bourgeoise en étoit l'arbitre. Quant aux morceaux friands qu'à certains jours de fêtes nos familles nous envoyoient, le régal en étoit commun, et ceux qui ne recevoient rien n'en étoient pas moins conviés. Je me souviens avec plaisir de l'attention délicate qu'avoient les plus fortunés de la troupe à ne pas faire sentir aux autres cette affligeante inégalité. Lorsqu'il nous arrivoit quelqu'un de ces présens, la bourgeoise nous l'annonçoit; mais il lui étoit défendu de nommer celui de nous qui l'avoit reçu, et lui-même il auroit rougi de s'en vanter. Cette discrétion faisoit, dans mes récits, l'admiration de ma mère.

Nos récréations se passoient en exercices à l'antique: en hiver, sur la glace, au milieu de la neige; dans le beau temps, au loin dans la campagne, à l'ardeur du soleil; et ni la course, ni la lutte, ni le pugilat, ni le jeu de disque et de la fronde, ni l'art de la natation, n'étoient étrangers pour nous. Dans les chaleurs, nous allions nous baigner à plus d'une lieue de la ville; pour les petits, la pêche des écrevisses dans les ruisseaux; pour les grands, celles des anguilles et des truites dans les rivières, ou la chasse des cailles au filet après la moisson, étoient nos plaisirs les plus vifs; et, au retour d'une longue course, malheur aux champs d'où les pois verts n'étoient pas encore enlevés! Aucun de nous n'auroit été capable de voler une épingle; mais dans notre morale il avoit passé en maxime que ce qui se mangeoit n'étoit pas un larcin. Je m'abstenois tant qu'il m'étoit possible de cette espèce de pillage; mais, sans y avoir coopéré, il est vrai cependant que j'y participois, d'abord en fournissant mon contingent de lard pour l'assaisonnement des pois, et puis en les mangeant avec tous les complices. Faire comme les autres me sembloit un devoir d'état dont je n'osois me dispenser; sauf à capituler ensuite avec mon confesseur, en restituant ma part du larcin en aumônes.

Cependant je voyois dans une classe au-dessus de la mienne un écolier dont la sagesse et la vertu se conservoient inaltérables, et je me disois à moi-même que le seul bon exemple à suivre étoit le sien; mais, en le regardant avec des yeux d'envie, je n'osois croire avoir le droit de me distinguer comme lui. Amalvy étoit considéré dans le collège à tant de titres, et tellement hors de pair au milieu de nous, qu'on trouvoit naturel et juste l'espèce d'intervalle qu'il laissoit entre nous et lui. Dans ce rare jeune homme, toutes les qualités de l'esprit et de l'âme sembloient s'être accordées pour le rendre accompli. La nature l'avait doué de cet extérieur que l'on croiroit devoir être réservé au mérite. Sa figure étoit noble et douce, sa taille haute, son maintien grave, son air sérieux, mais serein. Je le voyois arriver au collège ayant toujours à ses côtés quelques-uns de ses condisciples, qui étoient fiers de l'accompagner. Social avec eux, sans être familier, il ne se dépouilloit jamais de cette dignité que donne l'habitude de primer entre ses semblables. La croix, qui étoit l'empreinte de cette primauté, ne quittoit point sa boutonnière; pas un même n'osoit prétendre à la lui enlever. Je l'admirois, j'avois du plaisir à le voir, et, toutes les fois que je l'avois vu, je m'en allois mécontent de moi-même. Ce n'étoit pas qu'à force de travail je ne fusse, dès la troisième, assez distingué dans ma classe; mais j'avois deux ou trois rivaux; Amalvy n'en avoit aucun. Je n'avois point acquis dans mes compositions cette constance de succès qui nous étonnoit dans les siennes, et j'avois encore moins cette mémoire facile et sûre dont Amalvy étoit doué. Il étoit plus âgé que moi; c'étoit ma seule consolation, et mon ambition étoit de l'égaler lorsque je serois à son âge. En démêlant, autant qu'il m'est possible, ce qui se passoit dans mon âme, je puis dire avec vérité que dans ce sentiment d'émulation ne se glissa jamais le malin vouloir de l'envie: je ne m'affligeois pas qu'il y eût au monde un Amalvy, mais j'aurois demandé au Ciel qu'il y en eût deux, et que je fusse le second.

Un avantage, plus précieux encore que l'émulation, étoit dans ce collège l'esprit de religion qu'on avoit soin d'y entretenir. Quel préservatif salutaire, pour les moeurs de l'adolescence, que l'usage et l'obligation d'aller tous les mois à confesse! La pudeur de cet humble aveu de ses fautes les plus cachées en épargnoit peut-être un plus grand nombre que tous les motifs les plus saints.

Ce fut donc à Mauriac, depuis onze ans jusqu'à quinze, que je fis mes humanités, et en rhétorique je me soutins presque habituellement le premier de ma classe. Ma bonne mère en étoit ravie. Lorsque mes vestes de basin lui étoient renvoyées, elle regardoit vite si la chaîne d'argent qui suspendoit la croix avoit noirci ma boutonnière; et, lorsqu'elle y voyoit cette marque de mon triomphe, toutes les mères du voisinage étoient instruites de sa joie; nos bonnes religieuses en rendoient grâces au Ciel; mon cher abbé Vaissière en étoit rayonnant de gloire. Le plus doux de mes souvenirs est encore celui du bonheur dont je faisois jouir ma mère; mais autant j'avois de plaisir à l'instruire de mes succès, autant je prenois soin de lui dissimuler mes peines: car j'en éprouvois quelquefois d'assez vives pour l'affliger, s'il m'en fût échappé la plus légère plainte. Telle fut, en troisième, la querelle que je me fis avec le P. By[17], le préfet du collège, pour la bourrée d'Auvergne; et tel fut le danger que je courus d'avoir le fouet, en seconde et en rhétorique, une fois pour avoir dicté une bonne amplification, une autre fois pour être allé voir la machine d'une horloge. Heureusement je me tirai de tous ces mauvais pas sans accident, et même avec un peu de gloire.

On sait quelle est à la cour des rois l'envieuse malignité que s'attirent les favoris; il en est de même au collège. Les soins particuliers qu'avoit pris de moi mon régent de quatrième, et mon assiduité à l'aller voir tous les matins, m'ayant fait regarder d'abord d'un oeil jaloux et méfiant, je me piquai dès lors de me montrer meilleur et plus fidèle camarade qu'aucun de ceux qui m'accusoient de ne pas l'être et qui se défioient de moi. Lors donc que je parvins à être fréquemment le premier de ma classe, grade auquel étoit attaché le triste office de censeur, je me fis une loi de mitiger cette censure; et en l'absence du régent, pendant la demi-heure où je présidois seul, je commençai par accorder une liberté raisonnable: on causoit, on rioit, on s'amusoit à petit bruit, et ma note n'en disoit rien. Cette indulgence, qui me faisoit aimer, devint tous les jours plus facile. À la liberté succéda la licence, et je la souffris; je fis plus, je l'encourageai, tant la faveur publique avoit pour moi d'attraits! J'avois ouï dire qu'à Rome les hommes puissans qui vouloient gagner la multitude lui donnoient des spectacles: il me prit fantaisie d'imiter ces gens-là. On me citoit l'un de nos camarades, appelé Toury, comme le plus fort danseur de la bourrée d'Auvergne qui fût dans les montagnes; je lui permis de la danser, et il est vrai qu'en la dansant il faisoit des sauts merveilleux. Lorsqu'une fois on eut goûté le plaisir de le voir bondir au milieu de la classe, on ne put s'en passer; et moi, toujours plus complaisant, je redemandois la bourrée. Il faut savoir que les sabots du danseur étoient armés de fer, et que la classe étoit pavée de dalles d'une pierre retentissante comme l'airain. Le préfet, qui faisoit sa ronde, entendoit ce bruit effroyable; il accouroit, mais dans l'instant le bruit cessoit, tout le monde étoit à sa place; Toury lui-même, dans son coin, les yeux attachés sur son livre, ne présentoit plus que l'image d'une lourde immobilité. Le préfet, bouillant de colère, venoit à moi, me demandoit la note: la note étoit en blanc. Jugez de son impatience; ne trouvant personne à punir, il me faisoit porter la peine des coupables par les pensum qu'il me donnoit. Je la subissois sans me plaindre; mais autant il me trouvoit docile et patient pour ce qui m'étoit personnel, autant il me trouvoit rebelle et résolu à ne faire jamais de la peine à mes camarades. Mon courage étoit soutenu par l'honneur de m'entendre appeler le martyr, et même quelquefois le héros de ma classe. Il est vrai qu'en seconde la liberté fut moins bruyante, et le ressentiment du préfet parut s'adoucir; mais, au milieu du calme, je me vis assailli par un nouvel orage.

Mon régent de seconde n'étoit plus ce P. Malosse qui m'avoit tant aimé: c'étoit un P. Decebié[18], aussi sec, aussi aigre que l'autre étoit liant et doux. Sans beaucoup d'esprit, ni, je crois, beaucoup de savoir, Decebié ne laissoit pas de mener assez bien sa classe. Il avoit singulièrement l'art d'exciter notre émulation en nous piquant de jalousie. Pour peu qu'un écolier inférieur eût moins mal fait que de coutume, il l'exaltoit d'un air qui sembloit faire craindre aux meilleurs un nouveau rival. Ce fut dans cet esprit que, rappelant un jour certaine amplification qu'un écolier médiocre passoit pour avoir faite, il nous défia tous de faire jamais aussi bien. Or, on savoit de quelle main étoit cette amplification si excessivement vantée. Le secret en étoit gardé, car il étoit sévèrement défendu dans la classe de faire le devoir d'autrui. Mais l'impatience d'entendre louer à l'excès un mérite emprunté ne put se contenir: «Elle n'est pas de lui, mon père, cette amplification que vous nous vantez tant, s'écria-t-on.—Et de qui donc est-elle?» demanda-t-il avec colère. On garda le silence. «C'est donc à vous à me le dire», poursuivit-il en s'adressant à l'écolier qui étoit en scène; et celui-ci, en pleurant, me nomma. Il fallut avouer ma faute; mais je priai le régent de m'entendre, et il m'écouta. «Ce fut, lui dis-je, le jour de saint Pierre, sa fête, que Durif, notre camarade, nous donnoit à dîner: tout occupé à bien régaler ses amis, il n'avoit pu finir les devoirs de la classe, et l'amplification étoit ce qui l'inquiétoit le plus. Je crus permis et juste de lui en éviter la peine; et je m'offris à travailler pour lui, tandis qu'il travailloit pour nous.»

Il y avoit au moins deux coupables; le régent n'en voulut voir qu'un, et son dépit tomba sur moi. Confus, étourdi de colère, il fit appeler le correcteur pour me châtier, disoit-il, comme je l'avois mérité: au nom du correcteur, je faisois mon paquet de livres et j'allois quitter le collège. Dès lors plus d'études pour moi, et mon destin changeoit de face; mais ce sentiment d'équité naturelle qui, dans le premier âge, est si vif et si prompt, ne permit pas à mes condisciples de me laisser abandonné. «Non, s'écria toute la classe, ce châtiment seroit injuste, et, si on l'oblige à s'en aller, nous nous en allons tous.» Le régent s'apaisa, et il m'accorda mon pardon, mais au nom de la classe, en s'autorisant de l'exemple du dictateur Papirius.

Tout le collège approuva sa clémence, à l'exception du préfet, qui soutint que c'étoit un acte de foiblesse, et que contre la rébellion jamais il ne falloit mollir. Lui-même, un an après, il voulut exercer sur moi cette rigueur dont il faisoit une maxime; mais il apprit qu'au moins falloit-il être juste avant que d'être rigoureux.

Nous n'avions plus qu'un mois de rhétorique à faire pour n'être plus sous sa puissance, lorsqu'il me trouva dans la liste des écoliers qu'il vouloit punir d'une faute sans vraisemblance, et dont j'étois pleinement innocent. Dans le clocher des Bénédictins, à deux pas du collège, on réparoit l'horloge; curieux d'en voir le mécanisme, des écoliers de différentes classes étoient montés dans ce clocher. Soit maladresse de l'ouvrier, soit quelque accident que j'ignore, l'horloge n'alloit point; il étoit aussi difficile que d'épaisses roues de fer eussent été dérangées par des enfans que rongées par des souris; mais l'horloger les en accusa, et le préfet reçut sa plainte. Le lendemain, à l'heure de la classe du soir, il me fait appeler; je me rends dans sa chambre; j'y trouve dix à douze écoliers rangés en haie autour du mur, et au milieu le correcteur, et ce préfet terrible qui successivement les faisoit fustiger. En me voyant, il me demanda si j'étois du nombre de ceux qui étoient montés à l'horloge; et, lui ayant répondu que j'y étois monté, il me marqua du doigt ma place dans le cercle de mes complices, et se mit à poursuivre son exécution. Vous croyez bien que ma résolution de lui échapper fut bientôt prise. Je saisis le moment où il tenoit une de ses victimes qui se débattoit sous sa main, et tout d'un temps j'ouvris la porte et je m'enfuis. Il s'élança pour m'attraper; mais il manqua sa proie, et j'en fus quitte pour un pan d'habit déchiré.

Je me réfugiai dans ma classe, où le régent n'étoit pas encore. Mon habit déchiré, mon trouble, la frayeur, ou plutôt l'indignation dont j'étois rempli, me tinrent lieu d'exorde pour m'attirer l'attention. «Mes amis, m'écriai-je, sauvez-moi, sauvez-vous des mains d'un furieux qui nous poursuit. C'est mon honneur et c'est le vôtre que je vous recommande et que je vous donne à garder: peu s'en est fallu que cet homme injuste et violent, ce P. By, ne vous ait fait en moi le plus indigne outrage en flétrissant du fouet un rhétoricien; il n'a pas même daigné me dire de quoi il vouloit me punir; mais, aux cris des enfans qu'il faisoit écorcher, j'ai entendu qu'il s'agissoit d'avoir détraqué une horloge, accusation absurde et dont il sent la fausseté; mais il aime à punir, il aime à s'abreuver de larmes; et l'innocent et le coupable, tout lui est égal, pourvu qu'il exerce sa tyrannie. Mon crime, à moi, mon crime ineffaçable, et qu'il ne peut me pardonner, est de n'avoir jamais voulu vous trahir pour lui plaire, et d'avoir mieux aimé endurer ses rigueurs que d'y exposer mes amis. Vous avez vu avec quelle obstination il s'est efforcé, depuis trois ans, à faire de moi l'espion et le délateur de ma classe. Vous seriez effrayés de l'énormité du travail dont il m'a accablé pour arracher de moi des notes qui lui donnassent tous les jours le plaisir de vous molester. Ma constance a vaincu la sienne, sa haine a paru s'assoupir; mais il épioit le moment de se venger sur moi, de se venger sur vous, de la fidélité que je vous ai gardée. Oui, mes amis, si j'avois été assez craintif ou assez foible pour lui laisser porter les mains sur moi, c'en étoit fait, la rhétorique étoit déshonorée, et déshonorée à jamais. C'est là ce qu'il s'étoit promis. Il vouloit qu'il fût dit que, sous sa préfecture et sous sa verge humiliante, la rhétorique avoit fléchi. Grâce au Ciel, nous voilà sauvés. Il va venir sans doute pour vous demander de me livrer à lui, et d'avance je suis bien sûr du ton dont vous lui répondrez; mais, quand j'aurois pour camarades des hommes assez lâches pour ne pas me défendre, seul je lui vendrois cher mon honneur et ma vie, et je mourrois libre plutôt que de vivre déshonoré. Mais loin de moi cette pensée! je vous vois tous aussi déterminés que moi à ne pas rester sous le joug: aussi bien, dans un mois d'ici la rhétorique alloit finir, nous allions entrer en vacances, et un mois retranché du cours de nos études n'est pas digne de nos regrets. Que ce soit donc aujourd'hui la fin, la clôture de notre classe. Dès ce moment nous sommes libres, et l'homme altier, l'homme cruel, l'homme féroce, est confondu.»

Ma harangue avoit excité de grands mouvemens d'indignation; mais la conclusion fit plus d'effet que tout le reste. Jamais péroraison n'entraîna les esprits avec tant de rapidité. «Oui, clôture! vacance! me répondit par acclamation la très grande pluralité, et jurons tous, avant de sortir de la classe, jurons sur cet autel (car il y en avoit un) de n'y plus remettre les pieds.»

Après que le serment eut été prononcé, je repris la parole. «Mes amis, ce n'est point, leur dis-je, en libertins ni en esclaves fugitifs que nous devons sortir de cette classe; que le préfet ne dise pas que nous nous sommes échappés: notre retraite doit se faire paisiblement et décemment; et, pour la rendre plus honorable, je propose de la marquer par un acte religieux. Cette classe est une chapelle; rendons-y grâce à Dieu, par un Te Deum solennel, d'avoir acquis et conservé, durant le cours de nos études, la bienveillance du collège et l'estime de nos régens.»

Au même instant je les vis tous se ranger autour de l'autel; et, au milieu d'un profond silence, l'un de nos camarades, Valarché, dont la voix le disputoit à celle des taureaux du Cantal, où il étoit né, entonna l'hymne de louanges; cinquante voix lui répondirent, et l'on imagine sans peine quel fut l'étonnement de tout le collège au bruit imprévu et soudain de ce concert de voix. Notre régent accourut le premier, le préfet descendit, le principal lui-même s'avança gravement jusqu'à la porte de la classe. La porte étoit fermée, et ne s'ouvrit qu'après que le Te Deum fut chanté; alors, rangés en demi-cercle, les petits à côté des grands, nous nous laissâmes aborder. «Quel est donc ce tapage? nous demanda le violent préfet en s'avançant au milieu de nous.—Ce que vous appelez un tapage n'est, lui dis-je, mon père, qu'une action de grâce que nous rendons au Ciel d'avoir permis que, sans tomber entre vos mains, nous ayons achevé nos premières études.» Il nous menaça d'informer nos familles de cette coupable révolte; et, en me regardant d'un oeil menaçant et terrible, il me prédit que je serois un chef de faction. Il me connoissoit mal: aussi sa prédiction ne s'est-elle pas accomplie. Le principal, avec plus de douceur, voulut nous ramener; mais nous le suppliâmes de ne pas insister contre une résolution qu'un serment avoit consacrée, et notre bon régent resta seul avec nous: oui, bon, je lui dois cet éloge; et, quoique d'une trempe d'âme moins flexible et moins douce que celle du P. Malosse, il lui étoit comparable au moins par la bonté. Selon l'idée que l'on s'est faite du caractère politique de cette société si légèrement condamnée et si durement abolie, jamais jésuite ne le fut moins dans le coeur que le P. Balme[19] (c'étoit le nom de ce régent). Un caractère ferme et franc étoit le sien; l'impartialité, la droiture, l'inflexible équité qu'il portoit dans sa classe, et une estime noble et tendre qu'il marquoit à ses écoliers, lui avoient gagné notre respect et concilié notre amour.

À travers les austères bienséances de son état, sa sincérité naturelle laissoit percer des traits de force et de fierté qui auroient mieux convenu au courage d'un militaire qu'à l'esprit d'un religieux. Je me souviens qu'un jour l'un de nos condisciples, tête rustique et dure, lui ayant mal répondu, il s'élança brusquement de sa chaire, et, arrachant avec éclat un ais de chêne du plancher de la classe: «Malheureux, lui dit-il en le levant sur lui, je ne fais point donner le fouet en rhétorique; mais j'assomme l'audacieux qui m'ose manquer de respect.» Ce genre de correction nous plut infiniment; nous lui sûmes gré de l'effroi dont nous avoit frappés le bruit de la planche brisée, et nous vîmes avec plaisir l'insolent, à genoux sous cette espèce de massue, demander humblement pardon.

Tel étoit l'homme à qui j'avois à rendre compte de ce qui venoit de se passer. Je l'observois en le lui racontant; et, au moment où je lui montrai l'un de ses écoliers prêt à être forcé de subir la peine du fouet, je vis son visage et ses yeux s'enflammer d'indignation; mais, après en avoir frémi, tâchant de déguiser sa colère par un sourire: «Que ne lui criois-tu, me dit-il, sum civis romanus!—Je m'en suis bien gardé, lui répondis-je; j'avois affaire à un Verrès.»

Cependant, pour n'avoir aucun reproche à essuyer, le P. Balme fit pour nous retenir tout ce qu'exigeoit son devoir; raisons et sentimens, il mit tout en usage. Ses efforts furent inutiles: il ne nous en estima pas moins, et il m'en aima davantage. «Mon enfant, me dit-il tout bas, dans quelque collège que vous alliez, mon attestation peut vous être de quelque utilité; ce n'est pas ici le moment de vous l'offrir; mais, dans un mois, venez la prendre; je vous la donnerai sincère et de bon coeur.» Ainsi finit ma rhétorique.

J'eus donc, cette année-là, d'assez longues vacances; mais, bien heureusement, je trouvai dans ma ville un ancien curé de campagne, mon parent quoique d'un peu loin, homme instruit, qui me fit connoître la Logique de Port-Royal, et qui de plus se donna la peine de m'exercer à parler latin, ne voulant dans nos promenades employer avec moi que cette langue-là, qu'il parloit lui-même aisément. Cet exercice fut pour moi un avantage inestimable, lorsqu'en philosophie, dont le latin étoit la langue, je me trouvai comme dans un pays où j'étois naturalisé. Mais, avant d'y passer, je veux jeter encore quelques regards sur les années que je viens de voir s'écouler; je veux parler de ces vacances qui, tous les ans, me ramenoient chez moi, et qui, par des repos si doux, payoient mes travaux et mes peines.

Mes petites vacances de Noël se passoient à jouir, mes parens et moi, de notre tendresse mutuelle, sans d'autre diversion que celle des devoirs de bienséance et d'amitié. Comme la saison étoit rude, ma volupté la plus sensible étoit de me trouver à mon aise auprès d'un bon feu: car à Mauriac, dans le temps même du froid le plus aigu, quand les glaces nous assiégeoient, et lorsque, pour aller en classe, il falloit nous tracer nous-mêmes, tous les matins, un chemin dans la neige, nous ne retrouvions au logis que le feu de quelques tisons qui se baisoient sous la marmite, et auxquels à peine tour à tour nous étoit-il permis de dégeler nos doigts; encore le plus souvent, nos hôtes assiégeant la cheminée, étoit-ce une faveur de nous en laisser approcher, et le soir, durant le travail, quand nos doigts engourdis de froid ne pouvoient plus tenir la plume, la flamme de la lampe étoit le seul foyer où nous pouvions les dégourdir. Quelques-uns de mes camarades, qui, nés sur la montagne et endurcis au froid, l'enduroient mieux que moi, m'accusoient de délicatesse; et, dans une chambre où la bise siffloit par les fentes des vitres, ils trouvoient ridicule que je fusse transi, et se moquoient de mes frissons. Je me reprochois à moi-même d'être si frileux et si foible, et j'allois avec eux sur la glace, au milieu des neiges, m'accoutumer, s'il étoit possible, aux rigueurs de l'hiver; je domptois la nature, je ne la changeois pas, et je n'apprenois qu'à souffrir. Ainsi, quand j'arrivois chez moi, et que, dans un bon lit ou au coin d'un bon feu, je me sentois tout ranimé, c'étoit pour moi l'un des momens les plus délicieux de la vie; jouissance que la mollesse ne m'auroit jamais fait connoître.

Dans ces vacances de Noël, ma bonne aïeule, en grand mystère, me confioit les secrets du ménage. Elle me faisoit voir, comme autant de trésors, les provisions qu'elle avoit faites pour l'hiver: son lard, ses jambons, ses saucisses, ses pots de miel, ses urnes d'huile, ses amas de blé noir, de seigle, de pois et de fèves, ses tas de raves et de châtaignes, ses lits de paille couverts de fruits. «Tiens, mon enfant, me disoit-elle, voilà les dons que nous a faits la Providence: combien d'honnêtes gens n'en ont pas reçu autant que nous! et quelles grâces n'avons-nous pas à lui rendre de ses faveurs!»

Pour elle-même, rien de plus sobre que cette sage ménagère; mais son bonheur étoit de voir régner l'abondance dans la maison. Un régal qu'elle nous donnoit avec la plus sensible joie étoit le réveillon de la nuit de Noël. Comme il étoit tous les ans le même, on s'y attendoit, mais on se gardoit bien de paroître s'y être attendu: car tous les ans elle se flattoit que la surprise en seroit nouvelle, et c'étoit un plaisir qu'on avoit soin de lui laisser. Pendant qu'on étoit à la messe, la soupe aux choux verts, le boudin, la saucisse, l'andouille, le morceau de petit-salé le plus vermeil, les gâteaux, les beignets de pommes au saindoux, tout étoit préparé mystérieusement par elle et une de ses soeurs; et moi, seul confident de tout cet appareil, je n'en disois mot à personne. Après la messe on arrivoit; on trouvoit ce beau déjeuner sur la table; on se récrioit sur la magnificence de la bonne grand'mère, et cette acclamation de surprise et de joie étoit pour elle un plein succès. Le jour des Rois, la fève étoit chez nous encore un sujet de réjouissance; et, quand venoit la nouvelle année, c'étoit dans toute la famille un enchaînement d'embrassades et un concert de voeux si tendres qu'il eût été, je crois, impossible d'en être le témoin sans en être ému. Figurez-vous un père de famille au milieu d'une foule de femmes et d'enfans qui, tous levant les yeux et les mains vers le ciel, en appeloient sur lui les bénédictions; et lui, répondant à leurs voeux par des larmes d'amour qui présageoient peut-être le malheur qui nous menaçoit: telles étoient les scènes que me présentoient ces vacances.

Celles de Pâques étoient un peu plus longues; et, lorsque le temps étoit beau, elles me permettoient quelques dissipations. J'ai déjà dit que, dans ma ville, l'éducation des jeunes gens étoit soignée; leur exemple étoit pour les filles un objet d'émulation. L'instruction des uns influoit sur l'esprit des autres, et donnoit à leur air, à leur langage, à leurs manières, une teinte de politesse, de bienséance et d'agrément que rien ne m'a fait oublier. Une liberté innocente régnoit parmi cette jeunesse. Les filles, les garçons, se promenoient ensemble, le soir même, au clair de la lune. Leur amusement ordinaire étoit le chant, et il me semble que ces jeunes voix réunies formoient de doux accords et de jolis concerts. Je fus d'assez bonne heure admis dans cette société; mais, jusqu'à l'âge de quinze ans, elle ne prit rien sur mes goûts pour l'étude et la solitude. Je n'étois jamais plus content que lorsque, dans le jardin d'abeilles de Saint-Thomas, je passois un beau jour à lire les vers de Virgile sur l'industrie et la police de ces républiques laborieuses que faisoit prospérer l'une des tantes de ma mère, et dont, mieux que Virgile encore, elle avoit observé les travaux et les moeurs. Mieux que Virgile aussi elle m'en instruisoit, en me faisant voir de mes yeux, dans les merveilles de leur instinct, des traits d'intelligence et de sagesse qui avoient échappé à ce divin poète, et dont j'étois ravi. Peut-être, dans l'amour de ma tante pour ses abeilles, y avoit-il quelque illusion, comme il y en a dans tous les amours, et l'intérêt qu'elle prenoit à leurs jeunes essaims ressembloit beaucoup à celui d'une mère pour ses enfans; mais je dois dire aussi qu'elle sembloit en être aimée autant qu'elle les aimoit. Je croyois moi-même les voir se plaire à voler autour d'elle, la connoître, l'entendre, obéir à sa voix; elles n'avoient point d'aiguillon pour leur bienfaisante maîtresse, et lorsque, dans l'orage, elle les recueilloit, les essuyoit, les réchauffoit de son haleine et dans ses mains, on eût dit qu'en se ranimant elles lui bourdonnoient doucement leur reconnoissance. Nul effroi dans la ruche quand leur amie la visitoit; et si, en les voyant moins diligentes que de coutume, et malades ou languissantes, soit de fatigue ou de vieillesse, sa main, sur le sol de leur ruche, versoit un peu de vin pour leur rendre la force et la santé, ce même doux murmure sembloit lui rendre grâces. Elle avoit entouré leur domaine d'arbres à fruits, et de ceux qui fleurissent dans la naissance du printemps; elle y avoit introduit et fait rouler sur un lit de cailloux un petit ruisseau d'eau limpide, et, sur les bords, le thym, la lavande, la marjolaine, le serpolet, enfin les plantes dont la fleur avoit le plus d'attraits pour elles, leur offroient les prémices de la belle saison. Mais, lorsque la montagne commençoit à fleurir, et que ses aromates répandoient leurs parfums, nos abeilles, ne daignant plus s'amuser au butin de leur petit verger, alloient chercher au loin de plus amples richesses; et, en les voyant revenir chargées d'étamines de diverses couleurs, comme de pourpre, d'azur et d'or, ma tante me nommoit les fleurs dont c'étoit la dépouille.

Ce qui se passoit sous mes yeux, ce que ma tante me racontoit, ce que je lisois dans Virgile, m'inspiroit pour ce petit peuple un intérêt si vif que je m'oubliois avec lui, et ne m'en éloignois jamais sans un regret sensible. Depuis, et encore à présent, j'ai tant d'amour pour les abeilles que sans douleur je ne puis penser au cruel usage où l'on est, dans certains pays, de les faire mourir en recueillant leur miel. Ah! quand la ruche en étoit pleine, chez nous c'étoit les soulager que d'en ôter le superflu; mais nous leur en laissions abondamment pour se nourrir jusqu'à la floraison nouvelle, et l'on savoit, sans en blesser aucune, enlever les rayons qui excédoient leur besoin.

Dans les longues vacances de la fin de l'année, tous mes devoirs remplis, tous mes goûts satisfaits, j'avois encore du temps à donner à la société, et je conviens que, tous les ans, celle de la jeunesse me plaisoit davantage; mais, comme je l'ai dit, ce ne fut qu'à quinze ans qu'elle eut pour moi tout son attrait. Les liaisons qu'on y formoit n'inquiétoient point les familles: il y avoit si peu d'inégalité d'état et de fortune que les pères et mères étoient presque aussitôt d'accord que les enfans, et rarement l'hymen faisoit languir l'amour; mais ce qui pour mes camarades n'étoit d'aucun danger avoit pour moi celui d'éteindre mon émulation et de faire avorter le fruit de mes études.

Je voyois les coeurs se choisir et former entre eux des liens: l'exemple m'en donna l'envie. L'une de nos jeunes compagnes, et la plus jolie à mon gré, me parut libre encore et n'avoir, comme moi, que le vague désir de plaire. Dans sa fraîcheur, elle n'avoit pas ce tendre et doux éclat que l'on nous peint dans la beauté lorsqu'on la compare à la rose; mais le vermillon, le duvet, la rondeur de la pêche, vous offrent une image qui lui ressemble assez. Pour de l'esprit, avec une si jolie bouche pouvoit-elle ne pas en avoir? Ses yeux et son sourire en auroient donné seuls à son langage le plus simple; et, sur ses lèvres, le bonjour, le bonsoir, me sembloient délicats et fins. Elle pouvoit avoir un ou deux ans de plus que moi, et cette inégalité d'âge, qu'un air de raison, de sagesse, rendoit encore plus imposante, intimidoit mon amour naissant; mais peu à peu, en essayant de lui faire agréer mes soins, je m'aperçus qu'elle y étoit sensible, et, dès que je pus croire que j'en serois aimé, j'en fus amoureux tout de bon. Je lui en fis l'aveu sans détour, et, sans détour aussi, elle me répondit que son inclination s'accorderoit avec la mienne. «Mais vous savez bien, me dit-elle, qu'il faut au moins, pour être amans, pouvoir espérer d'être époux; et comment pouvons-nous l'espérer à notre âge? Vous avez à peine quinze ans: vous allez suivre vos études?—Oui, lui dis-je, telle est ma résolution et la volonté de ma mère.—Eh bien! voilà cinq ans d'absence avant que vous ayez pris un état, et moi j'aurai plus de vingt ans lorsque nous ne saurons encore à quoi vous êtes destiné.—Hélas! il est trop vrai, lui dis-je, que je ne puis savoir ce que je deviendrai; mais au moins jurez-moi de ne vous marier jamais sans prendre conseil de ma mère et sans lui demander si je n'ai pas moi-même quelque espérance à vous offrir.» Elle me le promit avec un sourire charmant, et, tout le reste du temps de nos vacances, nous nous livrâmes au plaisir de nous aimer avec l'ingénuité et l'innocence de notre âge. Nos promenades tête à tête, nos entretiens les plus intéressans, se passoient à imaginer pour moi dans l'avenir des possibilités de succès, de fortune, favorables à nos désirs; mais, ces douces illusions se succédant comme des songes, l'une détruisoit l'autre, et, après nous en être réjouis un moment, nous finissions par en pleurer, comme les enfans pleurent lorsqu'un souffle renverse le château qu'ils ont élevé.

Pendant l'un de ces entretiens, et comme nous étions assis sur la pente de la prairie, au bord de la rivière, un incident survint qui faillit me coûter la vie. Ma mère étoit instruite de mes assiduités auprès de Mlle B***[20]. Elle en fut inquiète, et craignit que l'amour ne ralentît en moi le goût et l'ardeur de l'étude. Ses tantes s'aperçurent qu'elle avoit du chagrin, et firent tant qu'elle ne put leur en dissimuler la cause. Dès lors ces bonnes femmes, présageant mon malheur, s'aigrirent à l'envi contre cette jeune innocente, l'accusant de coquetterie et lui faisant un crime d'être aimable à mes yeux. Un jour donc que ma mère me demandoit, l'une d'elles se détacha, vint me chercher dans la prairie, et, m'y ayant trouvé tête à tête avec l'objet de leur ressentiment, elle accabla cette fille aimable des reproches les plus injustes, sans y épargner les mots d'indécence et de séduction. Après cet imprudent éclat elle partit, et nous laissa, moi furieux, et mon amante désolée, étouffant de sanglots et les yeux pleins de larmes. Jugez quelle fut sur mon âme l'impression de sa douleur! J'eus beau lui demander pardon, pleurer à ses genoux, la supplier de mépriser, d'oublier cette injure: «Malheureuse! s'écrioit-elle, c'est moi que l'on accuse de vous avoir séduit et de vouloir vous déranger! Fuyez-moi, ne me voyez plus; non, je ne veux plus vous revoir!» À ces mots, elle s'en alla, et me défendit de la suivre.

Je retournai chez moi, l'air égaré, les yeux en feu, la tête absolument perdue. Heureusement mon père étoit absent, et je n'eus pour témoin de mon délire que ma mère. En me voyant passer et monter dans ma chambre, elle fut effrayée de mon trouble; elle me suivit; je m'étois enfermé; elle me commanda d'ouvrir: «Ô ma mère! lui dis-je, dans quel état vous me voyez! Pardon! je suis au désespoir, je ne me connois plus, je me possède à peine. Épargnez-moi la honte de paroître ainsi devant vous.» J'avois le front meurtri des coups que je m'étois donnés de la tête contre le mûr. Quelle passion que la colère! J'en éprouvois pour la première fois la violence et le transport. Ma mère, éperdue elle-même, me serrant dans ses bras et me baignant de larmes, jeta des cris si douloureux que toutes les femmes de la maison, hormis une seule, accoururent; et celle qui n'osoit paroître, et qui venoit d'avouer sa faute, s'arrachoit les cheveux du malheur qu'elle avoit causé.

Leur désolation, le déluge de pleurs que je voyois pleuvoir autour de moi, ces tendres et timides gémissemens que j'entendois, m'amollirent le coeur et firent tomber ma colère; mais j'étouffois, le sang avoit enflé toutes mes veines: il fallut me saigner. Ma mère trembloit pour mes jours. Sa mère, pendant la saignée, lui dit tout bas ce qui s'étoit passé, car inutilement me l'avoit-elle demandé à moi-même: «Une horreur! une barbarie!» étoient les seuls mots de réponse que j'avois pu lui faire entendre; lui en dire davantage eût été trop affreux pour moi dans ce moment. Mais, lorsque la saignée m'eut donné du relâche, et qu'un peu de calme eut changé ma furie en douleur, je fis à ma mère un récit fidèle et simple de mon amour, de la manière honnête et sage dont Mlle B*** y avoit répondu, enfin de la promesse qu'elle avoit bien voulu me faire de ne jamais se marier sans que ma mère y consentit. «Après cela, lui dis-je, quelle blessure pour son coeur, quel déchirement pour le mien, que l'injuste et sanglant reproche qu'elle vient d'essuyer pour moi! Ah! ma mère, c'est un affront que rien ne sauroit effacer.—Hélas! c'est moi qui en suis la cause, me dit-elle en pleurant; c'est mon inquiétude sur cette liaison qui a troublé la tête à nos tantes; si tu ne leur pardonnes pas, il faut aussi ne point pardonner à ta mère.» À ces mots, mes bras l'enveloppent et la serrent contre mon coeur.

Pour lui obéir, je m'étois couché. L'effervescence de mon sang, quoique bien affoiblie, n'étoit point apaisée; tous mes nerfs étoient ébranlés, et l'image de cette fille intéressante et malheureuse, que je croyois inconsolable, étoit présente à ma pensée, avec les traits de la douleur les plus vifs et les plus perçans. Ma mère me voyoit frappé de cette idée, et mon coeur, encore plus ému que mon cerveau, tenoit mon sang et mes esprits dans un mouvement déréglé semblable à une ardente fièvre. Le médecin, à qui la cause en étoit inconnue, présageoit une maladie, et parloit de la prévenir par une seconde saignée. «Croyez-vous, lui demanda ma mère, que ce soir il soit temps encore?» Il répondit qu'il seroit temps. «Revenez donc ce soir, Monsieur; jusque-là j'aurai soin de lui.»

Ma mère, en m'invitant à essayer de prendre quelque repos, me laissa seul, et, un quart d'heure après, elle revint accompagnée… de qui? Vous devez le prévoir, vous qui connoissez la nature. «Sauvez mon fils, rendez-le-moi, dit-elle à ma jeune maîtresse en l'amenant près de mon lit. Cet enfant vous croit offensée, apprenez-lui que vous ne l'êtes plus, qu'on vous a demandé pardon, et que vous avez pardonné.—Oui, Monsieur, je n'ai plus que des grâces à rendre à votre digne mère, me dit cette fille charmante, et il n'est point de déplaisir que ne me fissent oublier les bontés dont elle m'accable.—Ah! c'est à moi, Mademoiselle, d'être reconnoissant des soins de son amour, c'est à moi qu'elle rend la vie.» Ma mère fit asseoir au chevet de mon lit celle dont la vue et la voix répandoient dans mon âme un calmant si pur et si doux. Elle eut aussi la complaisance de paroître donner dans nos illusions, et, en nous recommandant à tous les deux la sagesse et la piété: «Qui sait, dit-elle, ce que le Ciel vous destine? il est juste; vous êtes bien nés l'un et l'autre, et l'amour même peut vous rendre plus dignes encore d'être heureux.—Voilà, me dit Mlle B***, des paroles bien consolantes et bien propres à vous calmer. Pour moi, vous le voyez, je n'ai plus aucune colère, aucun ressentiment dans l'âme. Celle de vos tantes dont la vivacité m'avoit blessée m'en a témoigné ses regrets; je viens de l'embrasser, mais elle pleure encore; et vous, qui êtes si bon, ne l'embrasserez-vous pas?—Oui, de tout mon coeur», répondis-je; et, dans l'instant, la bonne tante vint baigner mon lit de ses larmes. Le soir, le médecin trouva mon pouls encore un peu ému, mais parfaitement bien réglé.

Mon père, à son retour du petit voyage qu'il venoit de faire à Clermont, nous annonça qu'il alloit m'y mener, non pas, comme l'auroit voulu ma mère, pour continuer mes études et faire ma philosophie, mais pour apprendre le commerce. «C'est, lui dit-il, assez d'études et de latin: il est temps que je pense à lui donner un état solide. J'ai pour lui une place chez un riche marchand; le comptoir sera son école.» Ma mère combattit cette résolution de toute la force de son amour, de sa douleur et de ses larmes; mais moi, voyant qu'elle affligeoit mon père sans le dissuader, j'obtins qu'elle cédât. «Laissez-moi seulement arriver à Clermont, j'y trouverai, lui dis-je, le moyen de vous accorder.»

Si je n'avois suivi que ma nouvelle inclination, j'aurois été de l'avis de mon père, car le commerce, en peu d'années, pouvoit me faire un sort assez heureux; mais ni ma passion pour l'étude, ni la volonté de ma mère, qui, tant qu'elle a vécu, a été ma suprême loi, ne me permirent de prendre conseil de mon amour. Je partis donc, avec l'intention de me réserver, matin et soir, une heure et demie de mon temps pour aller en classe; et, en assurant mon patron que tout le reste de mes momens seroit à lui, je me flattois qu'il seroit content. Mais il ne voulut point entendre à cette composition, et il fallut opter entre le commerce et l'étude. «Eh quoi! Monsieur, lui dis-je, huit heures par jour d'un travail assidu dans votre comptoir ne vous suffisent pas? Qu'exigeriez-vous d'un esclave?» Il me répondit qu'il dépendoit de moi d'aller être plus libre ailleurs. Je ne me le fis pas redire, et, dans le moment même, je pris congé de lui.

Je n'avois pour toute richesse que deux petits écus que mon père m'avoit donnés pour mes menus plaisirs, et quelques pièces de douze sous que ma grand'mère, en me disant adieu, m'avoit glissées dans la main; mais la détresse où j'allois tomber étoit la moindre de mes peines. En quittant l'état que mon père me destinoit, j'allois contre sa volonté, je semblois me soustraire à son obéissance: me pardonneroit-il? ne viendroit-il pas me réduire et me ranger à mon devoir? et quand même, dans sa colère, il m'abandonneroit, avec quelle amertume n'accuseroit-il pas ma mère d'avoir contribué à mon égarement? La seule idée des chagrins que je causerois à ma mère étoit un supplice pour moi. L'esprit troublé, l'âme abattue, j'entrai dans une église, je me mis en prière, dernier recours des malheureux. Là, comme par inspiration, me vint une pensée qui tout à coup changea pour moi la perspective de la vie et le rêve de l'avenir.

Réconcilié avec moi-même, espérant l'être avec mon père par la sainteté du motif que j'avois à lui présenter, je commençai par me donner un gîte, en louant auprès du collège un cabinet aérien, où, pour meubles, j'avois un lit, une table, une chaise, le tout à dix sous par semaine, n'étant pas en état de faire un plus long bail. J'ajoutai à ces meubles un ustensile d'anachorète, et je fis ma provision de pain, d'eau claire et de pruneaux.

Après m'être établi, et avoir fait le soir chez moi une collation frugale, je me couchai; je dormis peu, et le lendemain j'écrivis deux lettres: l'une à ma mère, où je lui exposois le refus inhumain que j'avois essuyé de cet inflexible marchand; l'autre à mon père, où, faisant parler la religion et la nature, je le suppliois avec larmes de ne pas s'opposer à la résolution qui m'étoit inspirée de me consacrer aux autels. Le sentiment que je croyois avoir de cette sainte vocation étoit en effet si sincère, et ma foi aux desseins et aux soins de la Providence étoit si vive alors, que j'énonçai dans ma lettre à mon père l'espérance presque certaine de n'avoir plus dorénavant aucune dépense à lui causer; et, pour continuer mes études, je ne lui demandois que son consentement et sa bénédiction.

Ma lettre fut un texte pour l'éloquence de ma mère. Elle crut voir ma route tracée par les anges, et rayonnante de lumières, comme l'échelle de Jacob. Mon père, avec moins de foiblesse, n'avoit pas moins de piété. Il se laissa fléchir, et permit à ma mère de m'écrire qu'il adhéroit à mes saintes résolutions. En même temps, elle me fit passer quelques secours d'argent, dont je fis peu d'usage; et bientôt je fus en état de les lui rendre tels que je les avois reçus.

J'avois appris que le collège de Clermont, bien plus considérable que celui de Mauriac, faisoit seconder ses régens par des répétiteurs d'études; ce fut sur cet emploi que je fondai mon existence; mais, pour y être admis, il falloit au plus vite me faire un nom dans le collège, et, malgré mes quinze ans, gagner de haute lutte la confiance des régens.

J'ai oublié de dire qu'après la clôture des classes au collège de Mauriac, j'y étois allé prendre l'attestation de mon régent de rhétorique; il me l'avoit donnée la plus complète qu'il avoit pu; et, après l'avoir embrassé et remercié tendrement, je m'en allois, les yeux encore humides, lorsque je rencontrai dans le corridor ce préfet qui m'avoit si durement traité. «Vous voilà, Monsieur! me dit-il; d'où venez-vous?—Je viens, mon père, de voir le P. Balme, et de lui faire mes adieux.—Il vous aura donné sans doute une attestation favorable.—Oui, mon père, très favorable; et j'en suis bien reconnoissant.—Vous ne me demandez pas la mienne; vous croyez n'en avoir pas besoin.—Hélas! mon père, je serois bien heureux de l'obtenir, mais je n'ose pas l'espérer.—Entrez, me dit-il, dans ma chambre, je veux vous faire voir que vous ne m'avez pas connu.» J'entrai; il se mit à sa table; et, après avoir écrit une attestation plus exagérée en louanges que celle même de mon régent: «Lisez, dit-il en me la présentant avant d'y mettre le cachet; si vous n'en êtes pas content, je vous en donnerai une plus ample.» En la lisant, je me sentis accablé de confusion. Je fus devant le P. By comme Cinna devant Auguste. Tous les noms odieux que je lui avois donnés se présentèrent à ma pensée comme autant d'injures dont je l'avois noirci; et plus il étoit magnanime, plus j'étois confondu et humilié devant lui; enfin, mes yeux remplis de larmes osant se lever sur les siens, et voyant qu'il étoit touché de mon repentir: «Vous me pardonnez donc, mon père?» lui dis-je avec transport, et je me jetai dans ses bras. Je sais bien que les scènes qui nous sont personnelles ont pour nous un intérêt propre qui ne se fait sentir qu'à nous; mais je me trompe, ou celle-ci auroit été touchante même pour des indifférens.

Muni de ces attestations, je n'aurois eu qu'à les présenter au préfet du collège de Clermont, c'en étoit assez pour être envoyé en philosophie sur-le-champ et sans examen; mais ce n'étoit pas ce que je voulois. Un éloge en paroles, même le plus exagéré, ne fait qu'une impression vague; et il me falloit quelque chose de plus frappant, de plus intime: je voulus être examiné.

Je m'adressai donc au préfet, et, sans lui dire d'où je venois, je lui demandai son agrément pour entrer en philosophie. «D'où êtes-vous? me demanda-t-il.—Je suis de Bort, mon père.—Et où avez-vous étudié?» Ici je me permis de biaiser un peu. «Je viens, lui répondis-je, d'avoir pour maître un curé de campagne.» Ses sourcils et ses lèvres laissèrent échapper un signe de dédain; et, ouvrant un cahier de thèmes, il me proposa d'en faire un où il n'y avoit rien de difficile. Je le fis au trait de la plume et avec assez d'élégance. «Et vous avez, dit-il en le lisant, vous avez eu pour maître un curé de campagne?—Oui, mon père.—Ce soir, vous composerez en version.» Le hasard fit que ce fut un morceau de la harangue de Cicéron que j'avois vue en rhétorique; aussi fut-il traduit sans peine, et aussi vite que le thème avoit été fait. «Ainsi, dit-il encore, en lisant ma version, c'est chez un curé de campagne que vous avez étudié?—Vous devez bien le voir, lui dis-je.—Pour le voir encore mieux, je vous ferai composer demain en amplification.» Dans cet examen prolongé je crus apercevoir une curiosité qui m'étoit favorable. Le sujet qu'il me proposa ne fut pas moins encourageant: ce furent les regrets et les adieux d'un écolier qui quitte ses parens pour aller au collège. Quoi de plus analogue à ma situation et aux affections de mon âme? Je me rappellerois encore l'expression que je donnai aux sentimens du fils et de la mère. Ces mots dictés par la nature, et dont l'art n'imite jamais l'éloquente simplicité, furent arrosés de mes larmes, et le préfet s'en aperçut. Mais ce qui l'étonna le plus (parce que la vérité même y ressembloit à l'invention), ce fut l'endroit où, m'élevant au-dessus de moi-même, je fis parler le jeune homme à son père du courage qu'il se sentoit pour devenir un jour, à force d'application et de travail, la consolation, l'appui, l'honneur de sa vieillesse, et rendre à ses autres enfans ce qu'il lui auroit coûté pour son éducation. «Et vous avez étudié chez un curé de campagne?» s'écria plus fort mon jésuite. Pour cette fois je gardai le silence et ne fis que baisser les yeux. «Et les vers, reprit-il, ce curé de campagne vous a-t-il appris à les faire? Je répondis que j'en avois quelque notion, mais peu d'usage. «C'est ce que je serai bien aise de savoir, me dit-il avec un sourire. Venez ce soir avant la classe.» Le sujet des vers fut: En quoi la feinte diffère du mensonge? C'étoit justement une excuse qu'il m'offroit peut-être à dessein.

Je m'appliquai à faire voir dans la feinte un pur badinage, ou un artifice innocent; un art ingénieux d'amuser pour instruire, et quelquefois un art sublime d'embellir la vérité même, et de la rendre plus aimable, plus touchante, plus attrayante, en lui prêtant un voile transparent et semé de fleurs. Dans le mensonge il me fut aisé de montrer la bassesse d'une âme qui trahit son sentiment ou sa pensée; l'impudence d'un esprit fourbe, qui, pour en imposer, altère, dénature la vérité, et dont le langage porte le caractère de la ruse et de la malice, de la fraude et de la noirceur.

«À présent, dites-moi, reprit l'adroit jésuite, si c'est feinte ou mensonge ce que vous m'avez dit, qu'un curé de campagne a été votre maître: car je suis presque sûr que c'est chez nous, à Mauriac, que vous avez étudié.—Quoique l'un et l'autre soient vrais, je conviens, lui dis-je, mon père, que je vous aurois fait un mensonge si mon intention avoit été de vous tromper; mais, en différant de vous dire ce que vous savez à présent, je n'ai pas eu envie de vous le déguiser, ni de vous laisser dans l'erreur. J'avois besoin d'être connu de vous mieux que par des attestations: j'en avois d'assez bonnes à vous produire, et les voici. Mais, sur ces témoignages et sans examen, vous m'auriez accordé ma première demande; et j'en avois une à vous faire bien plus essentielle pour moi. En étudiant, il faut que moi-même j'enseigne, et que vous ayez la bonté de me faire gagner ma vie en me donnant des écoliers. Ma famille est pauvre et nombreuse; je lui ai déjà trop coûté, je ne veux plus être un fardeau pour elle; et, en attendant que je puisse aller à son secours, je vous demande ce que dans l'infortune tout homme peut demander sans rougir, du travail et du pain.—Eh! mon enfant, me dit-il, à votre âge, le moyen de se faire écouter, obéir, respecter parmi ses pareils? Vous avez à peine quinze ans.—Il est vrai; mais, mon père, ne comptez-vous pour rien le malheur et son influence? croyez-vous qu'il n'avance pas l'autorité de la raison et la maturité de l'âge? Essayez de mon caractère, et vous le trouverez peut-être assez grave pour faire oublier mes quinze ans.—Je verrai, me dit-il, je consulterai.—Non, mon père, il n'y a point à consulter. Il faut dès à présent me mettre sur la liste des répétiteurs du collège et me donner des écoliers. Il n'importe de quelles classes; ils feront leur devoir, j'ose vous en répondre, et vous serez content de moi.» Il me le promit, quoiqu'un peu foiblement; et, avec un billet de sa main, j'allai étudier en logique.

Dès le lendemain je crus m'apercevoir que le professeur avoit pris quelque connoissance de moi. La Logique de Port-Royal, et l'habitude de parler latin avec mon curé de campagne, me donnoient sur mes camarades une avance considérable. Je me hâtai de me produire, et ne négligeai rien pour être remarqué. Cependant les semaines s'écouloient sans que le préfet me donnât aucune nouvelle. Pour ne pas me rendre importun, je l'attendois. Quelquefois seulement je me trouvois sur son passage, et je le saluois d'un air de suppliant; mais à peine étois-je aperçu. Même il sembloit que, n'ayant rien de bon à m'annoncer, il feignît de ne pas me voir. Je m'en allois bien triste, et dans mon cabinet, voisin des nues, me livrant à mes réflexions, je faisois en pleurant ma collation d'ermite; heureusement j'avois d'excellent pain.

Une bonne petite Mme Clément, qui logeoit au-dessous de moi, et qui avoit une cuisine, fut curieuse de savoir où étoit la mienne. Elle me vint voir un matin. «Monsieur, je vous entends, me dit-elle, monter chez vous à l'heure des repas, et vous êtes seul, et vous êtes sans feu, et personne après vous ne monte. Pardonnez, mais je suis inquiète sur votre situation.» Je lui avouai que, pour le moment, je n'étois pas fort à mon aise; mais j'ajoutai qu'incessamment j'allois avoir amplement de quoi vivre; que j'étois en état de tenir une école, et que les Pères jésuites vouloient bien s'occuper de moi. «Bon! me dit-elle, vos Pères jésuites! ils ont bien autre chose en tête! Ils vous berceront de promesses, et ils vous laisseront languir. Que n'allez-vous à Riom chez les Pères de l'Oratoire? Ceux-là vous donneront moins de belles paroles, mais ils feront pour vous plus qu'ils n'auront promis.» Je n'ai pas besoin de vous dire que je parlois à une janséniste. Sensible à l'intérêt qu'elle prenoit à moi, je parus disposé à suivre ses conseils, et je lui demandai quelques instructions sur les Pères de l'Oratoire. «Ce sont, me dit-elle, des gens de bien que les jésuites détestent et qu'ils voudroient anéantir. Mais il est l'heure de dîner, venez manger ma soupe: je vous en dirai davantage.» J'acceptai son invitation; et, quoique son dîner fût assurément bien frugal, je n'en ai jamais fait de meilleur en ma vie; surtout deux ou trois petits coups de vin pur qu'elle me fit boire ranimèrent tous mes esprits. Là j'appris dans une heure tout ce que j'avois à savoir de l'animosité des jésuites contre les oratoriens, et de la jalouse rivalité de l'un et l'autre collèges. Ma voisine ajouta que, si j'allois à Riom, j'y serois bien recommandé. Je la remerciai des bons offices qu'elle vouloit me rendre; et, fort de ses intentions et de mes espérances, j'allai voir le préfet. C'étoit un jour de congé pour les classes. Il parut surpris de me voir, et me demanda froidement ce qui m'amenoit. Cet accueil acheva de me persuader ce que m'avoit dit ma voisine. «Je viens, mon père, lui répondis-je, prendre congé de vous.—Vous vous en allez?—Oui, mon père, je m'en vais à Riom, où les Pères oratoriens me donneront dans leur collège autant d'écoliers que j'en voudrai.—Quoi! mon enfant, vous nous quittez! Vous, élevé dans nos écoles, vous en seriez transfuge!—Hélas! c'est à regret; mais vous ne pouvez rien pour moi; et j'ai l'assurance que ces bons pères…—Ces bons pères n'ont que trop l'art de séduire et d'attirer les jeunes gens crédules comme vous; mais soyez bien sûr, mon enfant, qu'ils n'ont ni le crédit ni le pouvoir que nous avons.—Ayez donc, mon père, celui de me donner à travailler pour vivre.—Oui, j'y pense, je m'en occupe, et en attendant je m'en vais pourvoir à vos besoins.—Qu'appelez-vous, mon père, pourvoir à mes besoins? Apprenez que ma mère se priveroit de tout plutôt que de souffrir qu'un étranger vînt à mon aide. Mais je ne veux plus recevoir aucun secours, même de ma famille; et c'est du fruit de mon travail que je demande à subsister. Donnez-m'en les moyens vous-même, ou je vais les chercher ailleurs.—Non, non, vous n'irez point, reprit-il; je vous le défends. Suivez-moi; votre professeur a pour vous de l'estime; allons le voir ensemble.» Et de ce pas il me mena chez mon professeur. «Savez-vous, lui dit-il, mon père, ce que va devenir cet enfant-là? On l'appelle à Riom. Les oratoriens, ces hommes dangereux, veulent s'en faire un prosélyte. Il va se perdre, et c'est à nous de le sauver.» Mon professeur prit feu dans cette affaire encore plus vivement que le Père préfet. Ils dirent l'un et l'autre des merveilles de moi à tous les régens du collège; dès lors ma fortune fut faite; j'eus une école, et, dans un mois, douze écoliers, à quatre francs par tête, me firent un état au-dessus de tous les besoins. Je fus bien logé, bien nourri, et à Pâques j'eus les moyens de me vêtir décemment en abbé, ce dont j'avois le plus d'envie, soit pour mieux assurer mon père de la sincérité de ma vocation, soit pour avoir dans le collège une sérieuse existence.

Quand je quittai mon cabinet, ma voisine, à qui j'allai dire ce qu'on faisoit pour moi, n'en fut pas aussi aise que je l'aurois voulu. «Ah! je serois bien plus contente, me dit-elle, de vous voir aller à Riom. C'est là qu'on fait de bonnes et de saintes études.» Je la priai de me garder ses bontés en cas de besoin, et, même dans mon opulence, j'allai la revoir quelquefois.

Mon habit ecclésiastique, les bienséances qu'il m'imposoit, et de plus cet ancien désir de considération personnelle que l'exemple d'Amalvy m'avoit laissé dans l'âme, eurent pour moi d'heureux effets, et singulièrement celui de me rendre sévère et réservé dans mes liaisons de collège. Je ne me pressai pas de choisir mes amis, et je n'en fis qu'un petit nombre: nous étions quatre, et toujours les mêmes, dans nos parties de plaisir, c'est-à-dire de promenade. À frais communs, et à peu de frais, nous étions abonnés pour nos lectures avec un vieux libraire; et, comme les bons livres sont, grâce au Ciel, les plus communs, nous n'en lisions que d'excellens. Les grands orateurs, les grands poètes, les meilleurs écrivains du siècle dernier, quelques-uns du siècle présent, car le libraire en avoit peu, se succédoient de main en main; et, dans nos promenades, chacun se rappelant ce qu'il en avoit recueilli, nos entretiens se passoient presque tous en conférences sur nos lectures. Dans l'une de nos promenades à Beauregard, maison de plaisance de l'évêché; nous eûmes le bonheur de voir le vénérable Massillon. L'accueil plein de bonté que nous fit ce vieillard illustre, la vive et tendre impression que firent sur moi sa vue et l'accent de sa voix, est un des plus doux souvenirs qui me restent de mon jeune âge.

Dans cet âge où les affections de l'esprit et celles de l'âme ont une communication réciproquement si soudaine, où la pensée et le sentiment agissent et réagissent l'un sur l'autre avec tant de rapidité, il n'est personne à qui quelquefois il ne soit arrivé, en voyant un grand homme, d'imprimer sur son front les traits du caractère de son âme ou de son génie. C'étoit ainsi que, parmi les rides de ce visage déjà flétri, et dans ces yeux qui alloient s'éteindre, je croyois démêler encore l'expression de cette éloquence si sensible, si tendre, si haute quelquefois, si profondément pénétrante, dont je venois d'être enchanté à la lecture de ses sermons. Il nous permit de lui en parler, et de lui faire hommage des religieuses larmes qu'elle nous avoit fait répandre.

Après un travail excessif, durant mon année de logique, ayant eu, sans compter mes études particulières, trois autres classes, soir et matin, à faire avec mes écoliers, j'allai chez moi prendre un peu de repos; et ce ne fut pas, je l'avoue, sans quelque sentiment d'orgueil que je parus devant mon père, bien vêtu, les mains pleines de petits présens pour mes soeurs, et avec quelque argent de réserve. Ma mère, en m'embrassant, pleura de joie; mon père me reçut avec bonté, mais froidement; tout le reste de la famille fut comme enchanté de me voir.

Mlle B*** n'eut pas une joie aussi pure, et je fus moi-même bien confus, bien mal à mon aise, lorsqu'en habit d'abbé il fallut paroître à ses yeux. Dans mon changement, il est vrai, je ne lui étois pas infidèle, mais j'étois inconstant: c'en étoit bien assez. Je ne savois comment me conduire avec elle. Je consultai ma mère sur un point aussi délicat. «Mon fils, elle a droit, me dit-elle, de vous témoigner du dépit, de la colère, et quelque chose même de plus piquant, de la froideur et du dédain. C'est à vous de tout endurer, de lui marquer toujours l'estime la plus tendre, et de traiter avec des ménagemens infinis un coeur que vous avez blessé.»

Mlle B*** fut douce, indulgente, et polie avec réserve et bienséance; seulement elle eut soin d'éviter avec moi tout entretien particulier. Ainsi, dans la société, nous fûmes assez bien ensemble pour ne pas laisser croire qu'auparavant nous eussions été mieux.

La seconde année de ma philosophie fut encore plus laborieuse que la première. Mon école étoit augmentée, j'y donnois tous mes soins; et, de plus, destiné à soutenir des thèses générales, il fallut prendre de longues veilles sur mes nuits pour m'y préparer.

Ce fut le jour où je venois de terminer, par cet exercice public, le cours de ma philosophie, que j'appris l'événement funeste qui nous plongeoit, ma famille et moi, dans un abîme de douleur.

Après mes thèses, selon l'usage, nous faisions, mes amis et moi, dans la chambre du professeur, une collation qu'auroit dû animer la joie; et, dans les félicitations qui m'étoient adressées, je ne vis que de la tristesse. Comme j'avois assez bien résolu les difficultés qu'on m'avoit proposées, je fus surpris que mes camarades, et que le professeur lui-même, n'eussent pas un air plus content. «Ah! si j'avois bien fait, leur dis-je, vous ne seriez pas tous si tristes.—Hélas! mon cher enfant, me dit le professeur, elle est bien vraie et bien profonde, cette tristesse qui vous étonne! et plût au Ciel qu'elle n'eût pour cause qu'un succès moins brillant que celui que vous avez eu! C'est un malheur bien plus cruel qui me reste à vous annoncer: vous n'avez plus de père.» Je tombai sous le coup, et je fus un quart d'heure sans couleur et sans voix. Rendu à la vie et aux larmes, je voulois partir sur-le-champ pour aller sauver du désespoir ma pauvre mère; mais, sans guide et par les montagnes, la nuit m'alloit surprendre; il fallut attendre le point du jour. J'avois douze grandes lieues à faire sur un cheval de louage; et, en le pressant le plus qu'il m'étoit possible, je n'allois que très lentement. Durant ce funèbre voyage, une seule pensée, un seul tableau présent à mon esprit, l'avoit occupé sans relâche, et toutes les forces de mon âme s'étoient réunies pour en soutenir l'impression; mais bientôt, en réalité, il fallut avoir le courage de le voir, de le contempler dans ses plus lugubres horreurs.

J'arrive, au milieu de la nuit, à la porte de ma maison. Je frappe, je me nomme, et dans le moment un murmure plaintif, un mélange de voix gémissantes, se fait entendre. Toute la famille se lève, on vient m'ouvrir, et, en entrant, je suis environné de cette famille éplorée, mère, enfans, vieilles femmes, tous presque nus, échevelés, semblables à des spectres, et me tendant les bras avec des cris qui percent et déchirent mon coeur. Je ne sais quelle force que la nature nous réserve, sans doute, pour le malheur extrême, se déploya tout à coup en moi. Jamais je ne me suis senti si supérieur à moi-même. J'avois à soulever un poids énorme de douleur; je n'y succombai point. J'ouvris mes bras, mon sein à cette foule de malheureux; je les y reçus tous; et, avec l'assurance d'un homme inspiré par le Ciel, sans marquer de foiblesse, sans verser une larme, moi qui pleure facilement: «Ma mère, mes frères, mes soeurs, nous éprouvons, leur dis-je, la plus grande des afflictions; ne nous y laissons point abattre. Mes enfans, vous perdez un père; vous en retrouvez un; je vous en servirai; je le suis, je veux l'être: j'en embrasse tous les devoirs, et vous n'êtes plus orphelins.»

À ces mots, des ruisseaux de larmes, mais des larmes bien moins amères, coulèrent de leurs yeux. «Ah! s'écria ma mère en me pressant contre son coeur, mon fils! mon cher enfant! que je t'ai bien connu!» Et mes frères, mes soeurs, mes bonnes tantes, ma grand'mère, tombèrent à genoux. Cette scène touchante auroit duré le reste de la nuit, si j'avois pu la soutenir. J'étois accablé de fatigue; je demandai un lit. «Hélas! me dit ma mère, il n'y a dans la maison que le lit de…» Ses pleurs lui coupèrent la voix. «Eh bien! qu'on me le donne, j'y coucherai sans répugnance.»

J'y couchai. Je ne dormis point: mes nerfs étoient trop ébranlés. Toute la nuit je vis l'image de mon père, aussi vive, aussi fortement empreinte dans mon âme que s'il avoit été présent. Je croyois quelquefois le voir réellement. Je n'en étois point effrayé; je lui tendois les bras, je lui parlois. «Ah! que n'est-il vrai, lui disois-je, que n'êtes-vous ce qu'il me semble voir! que ne pouvez-vous me répondre, et me dire du moins si vous êtes content de moi!» Après cette longue insomnie et ce pénible rêve qui n'étoit pas un songe, il me fut doux de voir le jour. Ma mère, qui n'avoit pas plus dormi que moi, croyoit attendre mon réveil. Au premier bruit qu'elle m'entendit faire, elle vint, et fut effrayée de la révolution qui s'étoit faite en moi. Ma peau sembloit avoir été teinte dans le safran.

Le médecin, qu'elle appela, lui dit que c'étoit là un effet des grandes douleurs concentrées, et que la mienne pouvoit avoir les suites les plus redoutables, si l'on n'y faisoit pas quelque diversion. «Un voyage, une absence, et le plus tôt possible, est, dit-il, le meilleur et le plus sûr remède que je puisse vous indiquer; mais ne le lui proposez pas comme une dissipation: les grandes douleurs y répugnent; il faut, à leur insu, tâcher de les distraire, et les tromper pour les guérir.»

Le vieux curé qui m'avoit donné des leçons au temps des vacances s'offrit à m'attirer chez lui, au centre du diocèse où étoit son presbytère, et à m'y retenir aussi longtemps que l'exigeroit ma santé. Mais il falloit à ce voyage un motif: il s'en offrit un dans l'intention où j'étois moi-même de prendre la tonsure, des mains de mon évêque, avant d'aller plus loin: car l'une de mes espérances étoit l'heureux hasard d'un bénéfice simple que je tâcherois d'obtenir.

«Je vais, me dit ma mère, employer cette année à éclaircir et à régler les affaires de la maison. Toi, mon fils, hâte-toi d'entrer dans la carrière où Dieu t'appelle: fais-toi connoître de notre saint évêque et demande-lui ses conseils.»

Le médecin avoit raison: il est des douleurs plus attachantes que le plaisir même. Jamais, dans les plus heureux temps, lorsque la maison paternelle étoit pour moi si douce et si riante, je n'avois eu autant de peine à la quitter que lorsqu'elle fut dans le deuil. De six louis que j'avois amassés, ma mère me permit d'en laisser trois dans le ménage; et, assez riche encore, je me rendis avec mon vieil ami dans sa cure de Saint-Bonet.

LIVRE II

La tranquillité, le silence du hameau d'Abloville, où j'écris ces mémoires, me rappellent le calme que rendit à mon âme le village de Saint-Bonet[21]. Le paysage n'en étoit pas aussi riant, aussi fertile; le merisier et le pommier n'y ombrageoient pas les moissons de leurs rameaux chargés de fruits; mais la nature y avoit aussi sa parure et son abondance. La treille y formoit ses portiques, le verger ses salons, le gazon ses tapis; le coq y avoit sa cour d'amour, la poule sa jeune famille; le châtaignier avec assez de majesté y déployoit son ombre et y répandoit ses largesses; les champs, les prés, les bois, les troupeaux, la culture, la pêche des étangs, les grandes scènes de la campagne y étoient assez intéressantes pour occuper une âme oisive. La mienne, après le long travail de mes études et le cruel assaut de la mort de mon père, avoit besoin de ce repos.

Mon curé avoit quelques livres analogues à son état, qui alloit être le mien. Je me destinois à la chaire; il y dirigeoit mes lectures; il me faisoit goûter celle des livres saints, et, dans les pères de l'Église, il me montroit de bons exemples de l'éloquence évangélique. L'esprit de ce vieillard, naturellement gai, ne l'étoit avec moi qu'autant qu'il le falloit pour effacer tous les jours quelque teinte de ma noire mélancolie. Insensiblement, elle se dissipa, et je devins accessible à la joie. Elle venoit deux fois par mois présider, avec l'amitié, aux dîners que faisoient ensemble les curés de ce voisinage, et qu'ils se donnoient tour à tour. Admis à ces festins, ce fut là que je pris par émulation le goût de notre poésie. Presque tous ces curés faisoient des vers françois et s'invitoient par des épîtres, dont l'enjouement et le naturel me charmoient. Je fis, à leur imitation, quelques essais auxquels ils daignèrent sourire. Heureuse société de poètes, où l'on n'étoit point envieux, où l'on n'étoit point difficile, et où chacun étoit content de soi-même et des autres, comme si c'eût été un cercle d'Horaces et d'Anacréons!

Ce loisir n'étoit pas le but de mon voyage, et je n'oubliois pas que je m'étois approché de Limoges pour y aller prendre la tonsure; mais l'évêque[22] ne la donnoit en cérémonie qu'une fois l'an, et le moment en étoit passé. Il falloit ou l'attendre, ou bien solliciter une faveur particulière. J'aimai mieux me soumettre à la règle commune; en voici la raison. La cérémonie de la tonsure étoit tous les ans précédée d'une retraite chez les sulpiciens, lesquels observoient, disoit-on, le caractère des candidats, leurs dispositions naturelles, les qualités et les talens qu'ils annonçaient, pour en rendre compte à l'évêque. J'avois besoin d'être recommandé, et pour cela d'être aperçu, nommé, distingué dans la foule. Nécessité l'ingénieuse me conseilla de me ménager cette occasion d'être connu des sulpiciens et de mon évêque; mais six mois d'attente et de séjour chez mon pauvre curé lui auroient été trop onéreux. Heureusement, un bon gentilhomme de ses amis et de ses voisins, le marquis de Linars[23], me fit témoigner, par son prieur, l'extrême désir qu'il avoit que je voulusse donner ce temps de mon repos à un petit chevalier de Malte, l'un de ses fils, aimable enfant, mais dont l'instruction avoit été jusque-là négligée. Je fis consentir mon curé, et puis je consentis moi-même à ce qui m'étoit proposé. Je n'ai qu'à me louer des marques de bienveillance et d'estime dont je fus honoré dans cette maison distinguée, où toute la noblesse du pays abondoit. La marquise elle-même, Mortemart de naissance, élevée à Paris, un peu haute de caractère, étoit bonne et simple avec moi, parce que j'étois auprès d'elle naturel avec bienséance et respectueux sans façon, caractère qui m'a toujours mis à mon aise dans le monde, et dont jamais personne n'a été mécontent.

Quand vint le temps d'aller recevoir la tonsure, je me rendis au séminaire, et je m'y trouvai en retraite, sous les yeux de trois sulpiciens, avec une douzaine d'aspirans comme moi. Le recueillement, le silence, qui régnoient parmi nous, et les exercices de piété dont on nous occupoit, me parurent d'abord peu favorables à mes vues; mais, lorsque je désespérois de pouvoir me faire connoître, l'occasion s'en offrit d'elle-même. Nous avions, deux fois le jour, une heure de récréation dans un petit jardin planté de tilleuls en allées; mes camarades s'y amusoient à jouer au petit palet, et moi, à qui le jeu ne plaisoit pas, je me promenois seul. Un jour, l'un de nos directeurs vint à moi, et me demanda pourquoi je m'isolois et ne me tenois pas en société avec mes camarades. Je lui répondis que j'étois le moins jeune, et qu'à mon âge on étoit bien aise d'avoir quelques momens à soi pour recueillir, classer et ranger ses idées; que j'aimois à me rendre compte de mes études, de mes lectures, et qu'ayant le malheur de manquer de mémoire, je ne pouvois y suppléer qu'à force de méditation. Cette réponse engagea l'entretien. Mon sulpicien voulut savoir où j'avois fait mes classes, quel système j'avois soutenu dans mes thèses, et pour quel genre de lecture je me sentois le plus de goût. Je répondis à tout cela. Vous pensez bien qu'un directeur du séminaire de Limoges ne s'attendoit pas, en interrogeant un écolier de dix-huit ans, à trouver en lui un grand fonds de connoissances, et que mon petit magasin dut lui paroître un petit trésor.

Je présumai bien du succès de mon début, lorsque le soir, à l'heure de la promenade, au lieu d'un sulpicien j'en vis arriver deux. Ce fut là que le fruit de mes lectures de Clermont acquit une valeur réelle. J'avois dit que mon goût de prédilection étoit pour l'éloquence, et j'avois rapidement nommé ceux de nos orateurs chrétiens que j'admirois le plus. On me remit sur cette voie. Il fallut les analyser, marquer distinctement leurs divers caractères, citer de chacun les endroits qui m'avoient le plus frappé d'étonnement, ou rempli d'émotion, ou ravi par l'éclat et le charme de l'éloquence. Les deux hommes dont je parlai avec le plus d'enthousiasme furent Bourdaloue et Massillon; mais le temps me manqua pour me développer; ce ne fut que le lendemain que j'amplifiai leur éloge. J'avois tous leurs plans dans ma tête; les extraits que j'avois écrits de leurs sermons m'étoient présens; leurs exordes, leurs divisions, leurs plus beaux traits, jusqu'à leurs textes, me revenoient en foule. Ah! je puis dire que ce jour-là ma mémoire me servit bien; au lieu des deux sulpiciens de la veille, j'en avois trois pour auditeurs, et tous les trois, après m'avoir écouté en silence, s'en allèrent comme étourdis.

Le reste de nos entretiens (car ils ne me quittèrent plus aux heures de la promenade) s'étendit plus vaguement sur les plus belles oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier, sur quelques sermons de La Rue[24], sur le petit recueil de ceux de Cheminais[25], que je savois presque par coeur. Ensuite je ne sais comment on parla des poètes. Je convins que j'en avois lu quelques-uns, et je nommai le grand Corneille. «Et le tendre Racine, me demanda l'un des sulpiciens, l'avez-vous lu?—Oui, je m'en accuse, lui dis-je; mais Massillon l'avait lu avant moi, et c'est de lui qu'il avoit appris à parler au coeur avec tant d'onction et de charme. Et pensez-vous, lui demandai-je, que Fénelon, l'auteur du Télémaque, n'eût pas lu et relu vingt fois dans l'Énéide les amours de Didon?»

À propos de Virgile, on en vint aux livres classiques; et ces messieurs, qui ne savoient pas combien, grâce à mon infortune, je devois être imbu de cette vieille latinité, furent surpris de voir comme j'en étois plein. Vous croyez bien que je me donnois tout le plaisir de la répandre. Je n'en tarissois point. Vers et prose couloient de source, et j'avois encore l'air de n'en pas citer davantage de peur de les en accabler.

Je finis par un étalage de ma fraîche érudition de Saint-Bonet. Les livres de Moïse et ceux de Salomon avoient déjà passé sur le tapis; j'en étois aux saints pères lorsqu'arriva le jour d'aller recevoir la tonsure. Ce jour-là donc, après notre initiation à l'état ecclésiastique, nous allâmes, conduits par nos trois directeurs, rendre nos devoirs à l'évêque. Il nous reçut tous avec une égale bonté; mais, au moment que je me retirois avec mes camarades, il me fit rappeler. Le coeur me tressaillit.

«Mon enfant, me dit-il, vous ne m'êtes pas inconnu; votre mère vous a recommandé à moi. C'est une digne femme que votre mère, et j'en fais grand cas. Où vous proposez-vous d'aller achever vos études?» Je répondis que je n'avois encore aucun dessein pris là-dessus; que je venois d'avoir le malheur de perdre mon père; que ma famille, nombreuse et pauvre, attendoit tout de moi, et que j'allois tâcher de voir quelle université pourroit me procurer, durant le cours de mes études, le moyen d'exister et d'aller au secours de ma mère et de nos enfans. «Et de vos enfans? reprit-il, attendri de cette expression.—Oui, Monseigneur, je suis pour eux un second père; et, si je ne meurs à la peine, je me suis bien promis d'en remplir les devoirs.—Écoutez, me dit-il, j'ai pour ami l'archevêque de Bourges[26], l'un de nos plus dignes prélats; je puis vous adresser à lui; et, s'il veut bien, comme je l'espère, avoir égard à ma recommandation, vous n'aurez plus, pour vous et pour votre famille, qu'à mériter qu'il vous protège, en usant bien des dons que le Ciel vous a faits.» Je rendis grâces à mon évêque de ses bonnes intentions; mais je lui demandai le temps d'en instruire ma mère et de la consulter, ne doutant pas qu'elle n'y fût sensible autant que je l'étois moi-même.

Mon bon curé, de qui j'allai prendre congé, fut transporté de joie en apprenant ce qu'il appeloit un coup du Ciel en ma faveur. Qu'auroit-il dit, s'il avoit pu prévoir que cet archevêque de Bourges seroit grand aumônier, cardinal, ministre de la feuille des bénéfices, et que l'éloquence, à laquelle j'avois dessein de me vouer, alloit avoir sous ce ministère les occasions les plus intéressantes de se signaler à la cour? Il est certain que, pour un jeune ecclésiastique qui, avec beaucoup d'ambition, auroit eu assez de talens, il s'ouvroit devant moi une belle carrière. Une vaine délicatesse, une plus vaine illusion m'empêcha d'y entrer. J'ai eu lieu d'admirer plus d'une fois comment se noue et se dénoue la trame de nos destinées, et de combien de fils déliés et fragiles le tissu en est composé.

Arrivé à Linars, j'écrivis à ma mère que je venois de prendre la tonsure sous de favorables auspices; que j'avois reçu de l'évêque les plus touchantes marques de bonté; qu'au plus tôt j'irois l'en instruire. Le même jour je reçus d'elle un exprès avec une lettre presque effacée de ses larmes. «Est-il vrai, me demandoit-elle, que vous avez fait la folie de vous engager dans la compagnie du comte de Linars, frère du marquis, et capitaine au régiment d'Enghien[27]? Si vous avez eu ce malheur, marquez-le-moi; je vendrai tout le peu que j'ai pour dégager mon fils. Ô mon Dieu! est-ce bien là le fils que vous m'aviez donné!»

Jugez du désespoir où je tombai en lisant cette lettre. La mienne avoit fait un détour pour arriver à Bort; ma mère ne la recevroit que dans deux jours, et je la voyois désolée. Je lui écrivis bien vite que ce qu'on lui avoit dit étoit un horrible mensonge; que cette coupable folie ne m'étoit jamais venue dans la pensée; que j'avois le coeur déchiré du chagrin qu'elle en éprouvoit; que je lui demandois pardon d'en être la cause innocente; mais qu'elle auroit dû me connoître assez pour ne pas croire à cette absurde calomnie, et que j'irois incessamment lui faire voir que ma conduite n'étoit ni celle d'un libertin, ni celle d'un jeune insensé. L'exprès repartit sur-le-champ; mais, tant que je pus compter les heures où ma mère n'étoit pas encore détrompée, je fus au supplice moi-même.

Il y avoit, s'il m'en souvient, seize lieues de Linars à Bort; et, quoique j'eusse conjuré l'exprès d'aller toute la nuit, comment pouvois-je croire qu'il n'eût pas pris quelque repos? Il me fut impossible d'en prendre aucun, et je n'avois cessé de baigner mon lit de mes larmes, en songeant à celles que ma mère versoit pour moi, lorsque j'entendis dans la cour un bruit de chevaux. Je me lève. C'étoit le comte de Linars qui arrivoit. Je ne me donnai pas le temps de m'habiller pour aller au-devant de lui; mais il me prévint; et, en venant à moi en homme désolé: «Ah! Monsieur, me dit-il, combien va me rendre coupable à vos yeux l'imprudence d'un badinage qui a mis la désolation dans votre famille, et dans le coeur de votre mère une douleur que je n'ai pu calmer! Elle vous croit engagé avec moi. Elle est venue tout éplorée se jeter à mes pieds, et m'offrir, pour vous dégager, sa croix d'or, son anneau, sa bourse, et tout ce qu'elle avoit au monde. J'ai eu beau l'assurer que cet engagement n'existoit point, j'ai eu beau le lui protester, elle a pris tout cela pour un refus de le lui rendre. Elle est encore dans les pleurs. Partez incessamment, allez la rassurer vous-même.—Eh! Monsieur le comte, lui demandai-je, qui a pu donner lieu à ce bruit funeste?—Moi, Monsieur, me dit-il; j'en suis au désespoir; je vous en demande pardon. Le besoin de lever de nouvelles recrues m'avoit conduit dans votre ville. J'y ai trouvé quelques jeunes gens, vos camarades de collège, qui avoient envie de s'engager, mais qui délibéroient encore. J'ai vu que, pour les décider, il ne falloit que votre exemple. J'ai succombé à la tentation de leur dire qu'ils vous auroient pour camarade, que je vous avois engagé, et le bruit s'en est répandu.—Ah! Monsieur, m'écriai-je avec indignation, se peut-il qu'un pareil mensonge soit sorti de la bouche d'un homme tel que vous!—Accablez-moi, me dit-il, je mérite les reproches les plus honteux; mais cette ruse, dont je n'ai pas senti la conséquence, m'a fait connoître un naturel de mère comme je n'en ai jamais vu. Allez la consoler; elle a besoin de vous revoir.»

Le marquis de Linars, à qui son frère avoua sa faute et tout le mal qu'il m'avoit fait, me donna un cheval, un guide, et le lendemain je partis; mais je partis avec la fièvre, car mon sang s'étoit allumé; et sur le soir le redoublement me prit dans le moment où, par des chemins de traverse, mon guide m'avoit égaré. Je frissonnois sur mon cheval, et la nuit alloit me gagner dans une heure, en rase campagne, lorsque je vis un homme qui traversoit mon chemin. Je l'appelai pour savoir où j'étois, et s'il y avoit loin de là au village où mon guide croyoit aller. «Vous en êtes à plus de trois lieues, me dit-il, et vous n'êtes pas sur la route.» Mais, en me répondant, il m'avoit reconnu: c'étoit un garçon de ma ville. «Est-ce vous? me dit-il en me nommant; et par quel hasard vous trouvé-je à l'heure qu'il est dans ces bruyères? Vous avez l'air malade! Où allez-vous donc passer la nuit?—Et vous? lui demandai-je.—Moi, dit-il, je vais voir un oncle à moi dans un village qui n'est pas loin d'ici.—Et votre oncle, ajoutai-je, voudroit-il bien me donner l'asile dans sa maison jusqu'à demain, car j'ai grand besoin de repos?—Chez lui, me dit-il, vous serez mal logé, mais vous y serez bien reçu.» Je m'y laissai conduire, et j'y trouvai du pain et du lait pour mon guide, du foin pour mon cheval, et pour moi un bon lit de paille fraîche et de l'eau panée pour mon souper. Il ne m'en falloit pas davantage, car j'étois dans l'accès, et il fut assez fort.

Le lendemain à mon réveil (car j'avois dormi quelques heures) j'appris que ce village étoit une paroisse. C'étoit le jour de l'Assomption, et, quoique bien malade, je voulus aller à la messe. Un jeune abbé dans cette église étoit un objet d'attention. Le curé m'aperçut; et, après la messe, il me pria de venir dans la sacristie. «Est-il possible, me dit-il après avoir appris mon aventure, que, dans un village où je suis, un ecclésiastique ait couché sur la paille?» Il me mena chez lui, et jamais l'hospitalité ne fut plus cordialement ni plus noblement exercée. J'étois affaibli par la diète et la fatigue du voyage; il voulut me fortifier; et, persuadé que ma fièvre n'étoit que dans le sang et non dans les humeurs, il prétendit qu'un chyle abondant, frais et doux en seroit le remède. Il ne se trompoit point. Il me fit dîner avec lui. Jamais je n'ai mangé une si excellente soupe. Sa nièce l'avoit faite; sa nièce, à dix-huit ans, ressembloit à ces vierges du Corrège ou de Raphaël. Je n'ai jamais vu dans le regard plus de douceur ni plus de charmes. Elle fut ma garde-malade tandis que le curé disoit les vêpres à l'église; et, tout malade que j'étois, je ne fus pas insensible à ses soins. «Mon oncle, me dit-elle, ne veut pas vous laisser partir dans l'état où vous êtes. Il y a, dit-elle, six grandes lieues d'ici à Bort. Il veut, avant de vous mettre en chemin, que vous ayez repris des forces. Et pourquoi vous presser? N'êtes-vous pas bien avec nous? Vous aurez un bon lit; je le ferai moi-même. Je vous porterai vos bouillons, ou, si vous l'aimez mieux, du lait écumant d'une chèvre que je trais de ma main; vous nous arrivez pâle, et nous voulons absolument vous renvoyer couleur de rose.—Ah! lui dis-je, Mademoiselle, il me seroit bien doux d'attendre près de vous la santé; mais si vous saviez à quel point ma mère est en peine de moi! combien elle est impatiente de me revoir! et combien je dois être impatient moi-même de me retrouver dans ses bras!—Plus vous l'aimez, et plus elle vous aime, plus vous devez, me dit-elle, lui épargner la douleur de vous revoir dans cet état. Une soeur a plus de courage; et moi je suis ici comme une soeur pour vous.—On le croiroit, lui dis-je, à ce tendre intérêt que vous voulez bien prendre à moi.—Assurément, dit-elle, vous nous intéressez; et cela est bien naturel, mon oncle et moi nous avons l'âme compatissante pour tout le monde; mais nous ne voyons pas souvent des malades faits comme vous.» Le curé revint de l'église. Il exigea de moi de renvoyer mon cheval et mon guide, et voulut prendre sur lui le soin de me faire mener chez moi.

Dans une situation tranquille, je me serois trouvé enchanté dans ce presbytère, comme Renaud dans le palais d'Armide, car ma naïve Marcelline étoit une Armide pour moi; et plus elle étoit innocente, plus je la trouvois dangereuse. Mais, quoique ma mère dût être détrompée par mes deux lettres, rien ne m'auroit retenu loin d'elle au delà du jour où, l'accès de ma fièvre ayant été plus foible, et me sentant un peu remis par deux nuits d'assez bon sommeil, je pus remonter à cheval.

Ma soeur (c'étoit le nom que Marcelline s'étoit donné, et que je lui donnois moi-même lorsque nous étions tête à tête) ne me vit pas au moment de partir sans un saisissement de coeur qu'elle ne put dissimuler. «Adieu, Monsieur l'abbé, me dit-elle devant son oncle; prenez soin de votre santé; ne nous oubliez pas, et embrassez bien tendrement pour moi madame votre mère; dites-lui que je l'aime bien.»

À ces mots, ses yeux se mouillèrent, et, comme elle se retiroit pour nous cacher ses pleurs: «Vous voyez, me dit le curé, ce nom de mère l'attendrit; c'est qu'il n'y a pas longtemps qu'elle a perdu la sienne. Adieu, Monsieur, je vous dis comme elle, ne nous oubliez pas; nous parlerons souvent de vous.»

Je trouvai ma mère pleinement rassurée sur ma conduite; mais, en me voyant, elle fut alarmée sur ma santé. Je calmai ses inquiétudes, et, en effet, je me sentois bien mieux, grâce au régime auquel le curé m'avoit mis. Nous lui écrivîmes l'un et l'autre pour le remercier de ses bontés hospitalières, et, en lui renvoyant sa jument, sur laquelle j'étois venu, nous accompagnâmes nos lettres de quelques modestes présens, parmi lesquels ma mère glissa pour Marcelline une parure simple et de peu de valeur, mais élégante et de bon goût. Après quoi, ma santé se rétablissant à vue d'oeil, nous ne fûmes plus, l'un et l'autre, occupés que de mes affaires.

La protection de l'évêque, sa recommandation, la perspective qu'elle m'offroit, parurent à ma mère tout ce qu'il y avoit de plus heureux pour moi, et je pensois alors comme elle. Mon étoile (et je dis à présent, mon heureuse étoile) me fit changer d'opinion. Cet incident m'oblige encore à revenir sur le passé.

J'ai lieu de croire que, depuis l'examen du préfet de Clermont, les jésuites avoient jeté les yeux sur moi. Deux de mes condisciples, et des plus distingués, étoient déjà pris dans leurs filets. Il étoit possible qu'on voulût m'y attirer, et un fait assez curieux, dont j'ai gardé la souvenance, me persuade au moins qu'on y avoit pensé.

Dans le peu de loisirs que j'avois à Clermont, je m'étois fait un amusement du dessin, et, comme j'en avois le goût, l'on m'en supposoit le talent. J'avois l'oeil juste et la main sûre; il n'en falloit pas davantage pour l'objet qui me fit un jour appeler auprès du recteur. «Mon enfant, me dit-il, je sais que vous vous amusez à dessiner l'architecture, et je vous ai choisi pour me lever un plan: c'est celui de notre collège; examinez bien l'édifice, et, après en avoir exactement tracé l'enceinte, figurez-en l'élévation. Apportez-y le plus grand soin, car votre ouvrage sera mis sous les yeux du roi.»

Tout fier de cette commission, j'allai m'en acquitter, et j'y mis, comme l'on peut croire, l'attention la plus scrupuleuse; mais, pour avoir voulu trop bien faire, je fis très mal. L'une des ailes du bâtiment avoit un étage, et l'autre aile n'en avoit point. Je trouvai cette inégalité choquante, et je la corrigeai en élevant une aile comme l'autre. «Eh! mon enfant, qu'avez-vous fait? me dit le recteur.—J'ai rendu, lui dis-je, mon père, l'édifice régulier.—Et c'est précisément ce qu'il ne falloit pas. Ce plan est destiné à montrer le contraire, d'abord au père confesseur, et, par son entremise, au ministre et au roi lui-même: car il s'agit d'obtenir des fonds pour élever l'étage qui manque à l'une des deux ailes.» Je m'en allai bien vite corriger ma bévue, et, quand le recteur fut content: «Voulez-vous bien, mon père, me permettre, lui dis-je, une observation? Ce collège qu'on vient de vous bâtir est beau, mais il n'y a point d'église. Vous y dites la messe dans une salle basse. Est-ce que dans le plan on auroit oublié l'église?» Le jésuite sourit de ma naïveté. «Votre observation, me dit-il, est très juste; mais vous avez dû remarquer aussi que nous n'avons point de jardin.—Et c'est aussi de quoi je me suis étonné.—N'en soyez plus en peine; nous aurons l'un et l'autre.—Comment cela, mon père? je n'y vois point d'emplacement.—Quoi! vous ne voyez pas en dehors du fer à cheval qui ferme l'enceinte du collège, vous ne voyez pas cette église des Pères augustins, et ce jardin dans leur couvent?—Eh bien! mon père?—Eh bien! ce jardin, cette église, seront les nôtres, et c'est la Providence qui semble les avoir placés si près de nous.—Mais, mon père, les augustins n'auront donc plus ni jardin, ni église?—Au contraire, ils auront une église plus belle et un jardin encore plus vaste: nous ne leur ferons aucun tort, à Dieu ne plaise! et, en les délogeant, nous saurons les dédommager.—Vous délogerez donc les Pères augustins?—Oui, mon enfant, et leur maison sera, pour nos vieillards, une infirmerie, un hospice, car il faut bien que nos vieillards aient une maison de repos.—Rien n'est plus juste, assurément; mais je cherche où vous logerez les Pères augustins.—N'en ayez point d'inquiétude: ils auront le couvent, l'église et le jardin des Pères cordeliers. N'y seront-ils pas à leur aise, et beaucoup mieux qu'ils ne sont là?—Fort bien! mais que deviennent les Pères cordeliers?—Je me suis attendu à cette objection, et il est juste que j'y réponde: Clermont et Mont-Ferrand faisoient deux villes autrefois; maintenant elles n'en font qu'une, et Mont-Ferrand n'est plus qu'un faubourg de Clermont: aussi dit-on Clermont-Ferrand. Or, vous saurez qu'à Mont-Ferrand les cordeliers ont un couvent superbe, et vous concevez bien qu'il n'est pas nécessaire qu'une ville ait deux couvens de cordeliers. Donc, en faisant passer ceux de Clermont à Mont-Ferrand on ne fait du mal à personne, et nous voilà, sans préjudice pour autrui, possesseurs de l'église, du jardin, du couvent de ces bons Pères augustins, qui nous sauront gré de l'échange, car il en faut toujours agir en bons voisins. Au reste, mon enfant, ce que je vous confie est encore le secret de la société; mais vous n'y êtes pas étranger, et je me plais, dès à présent, à vous regarder comme étant l'un des nôtres.»

Tel fut, autant qu'il m'en souvient, ce dialogue, où Blaise Pascal auroit trouvé le mot pour rire, et qui ne me parut que sincère et naïf. Ce que j'en infère aujourd'hui, c'est que ce ne fut pas sans intention préméditée que le professeur de rhétorique de Clermont, le P. Nolhac[28], en passant par ma ville pour aller à Toulouse, vint me demander à dîner.

Ma bonne mère, qui ne se doutoit point de sa mission, non plus que moi, le reçut de son mieux; et, pendant le dîner, il la rendit heureuse, en lui exagérant mes succès dans l'art d'enseigner. À l'entendre, mes écoliers étoient distingués dans leurs classes, et il étoit aisé de reconnoître, en lisant les devoirs, ceux qui avoient passé sous mes yeux. Je trouvois bien dans cette flatterie une politesse excessive, mais je n'en voyois pas le but.

Vers la fin du repas, ma mère, selon l'usage du pays, nous ayant laissés seuls à table, mon jésuite fut à son aise. «À présent, me dit-il, parlons de vos projets. Que vous proposez-vous, et quelle route allez-vous prendre?» Je lui confiai les avances que mon évêque m'avoit faites, et le dessein où nous étions, ma mère et moi, d'en profiter. Il m'écouta d'un air pensif et dédaigneux. «Je ne sais pas, me dit-il enfin, ce que vous trouvez de flatteur et de séduisant dans ces offres. Pour moi, je n'y vois rien qui soit digne de vous. D'abord le titre de docteur de Bourges est décrié au point d'en être ridicule; et, au lieu d'y prendre des grades, vous allez vous y dégrader. Ensuite… mais ceci est un article trop délicat pour y toucher. Il est des vérités qu'on ne peut dire qu'à son ami intime, et je n'ai pas avec vous le droit de m'expliquer si librement.» Cette réticence discrète eut l'effet qu'il en attendoit. «Expliquez-vous, mon père, et soyez sûr, lui dis-je, que je vous saurai gré de m'avoir parlé à coeur ouvert.—Vous le voulez, dit-il, et en effet je sens que, dans un moment aussi critique, je ferois mal de vous dissimuler ce que je pense d'une affaire où je ne vois pour vous rien d'assuré que des dégoûts.—Et quels dégoûts? lui demandai-je avec étonnement.

—Votre évêque, poursuivit-il, est le meilleur homme du monde; ses intentions sont droites, et il ne vous veut que du bien, j'en suis persuadé. Mais quel bien pense-t-il vous faire en vous mettant sous la dépendance et à la merci de cet archevêque de Bourges? Durant vos cinq années de théologie et de séminaire, vous serez à sa pension et vous vivrez de ses bienfaits; je veux croire aussi qu'il aidera votre famille de quelques secours charitables (ces mots me glacèrent les sens); mais, vous et votre mère, êtes-vous faits pour être sur la liste de ses aumônes? et en êtes-vous réduits là?—Assurément non, m'écriai-je.—C'est pourtant là, et pour longtemps peut-être, ce que l'on vous propose, ce que l'on vous fait espérer.—Il me semble, lui dis-je, que l'Église a des biens dont la dispensation est remise aux évêques, des biens qu'ils n'ont pas droit de posséder eux-mêmes, et dont seulement ils disposent; et ces biens-là, ces bénéfices, on peut les recevoir de leurs mains sans rougir.—Vraiment, c'est là, me dit-il, l'appât dont ils agacent l'ambition des jeunes gens. Mais quand et à quel prix leur viennent ces biens qu'ils attendent? Vous ne connoissez pas l'esprit de domination et d'empire qu'exercent sur leurs protégés ces tardifs et lents bienfaiteurs. Leur crainte est qu'on ne leur échappe; et ils prolongent le plus longtemps qu'ils peuvent l'état de dépendance et d'asservissement où ils tiennent ces malheureux. Ils donnent aisément et libéralement à la faveur, à la naissance; mais, si le mérite infortuné en obtient jamais quelque grâce, il l'achète bien chèrement!—Vous me montrez, lui dis-je, bien des ronces et des épines où je ne voyois que des fleurs; mais, dans ma situation, chargé d'une famille qu'il faut que je soutienne, et qui a besoin de mon appui, que me conseillez-vous de faire?—Je vous conseille, me dit-il, de vous mettre en position de vous protéger vous-même, et non pas d'être protégé. Je connois un état où tout homme qui se distingue a du crédit et des amis puissans. Cet état, c'est le mien. Toutes les voies de la fortune et de l'ambition nous sont personnellement interdites; mais elles sont toutes ouvertes à tout ce qui nous appartient.—Vous me conseillez donc de me faire jésuite?—Oui, sans doute! et bientôt, par des moyens qui nous sont connus, votre mère sera tranquille, ses enfans seront élevés, l'État lui-même en prendra soin; et, lorsque arrivera le temps de les pourvoir, il n'est point de facilités que nos relations ne vous donnent. Voilà pourquoi la fleur de la jeunesse de nos collèges ambitionne et sollicite l'avantage d'être reçue dans cette société puissante; voilà pourquoi les chefs des plus grandes maisons veulent y être affiliés.—J'ai regardé, lui dis-je, votre société comme une source de lumières; et, pour un homme qui veut s'instruire et développer ses talens, je me suis dit cent fois qu'il n'y avoit rien de mieux que de vivre au milieu de vous; mais dans vos règlemens deux choses me répugnent: la longueur du noviciat et l'obligation de commencer par enseigner les basses classes.—Pour le noviciat, me dit-il, ce sont deux ans d'épreuve qu'il faut subir: la loi en est invariable; mais, pour les basses classes, je crois pouvoir répondre que vous en serez dispensé.» En discourant ainsi, nous buvions d'un vin capiteux. La tête du jésuite s'exaltoit en jactance de la considération dont jouissoit sa compagnie, et de l'éclat qui en rejaillissoit sur les individus. «Rien, disoit-il, n'est comparable aux agrémens dont jouit dans le monde un jésuite, homme de mérite: tous les accès lui sont faciles; partout l'accueil le plus favorable, le plus flatteur, lui est assuré.» Son éloquence fut si pressante qu'à la fin elle m'entraîna.

«Me voilà décidé, lui dis-je, à remercier mon évêque. Le reste demande un peu plus de réflexion. Mais je compte aller à Toulouse; et là, si ma mère y consent, j'achèverai de suivre vos conseils.»

Je communiquai à ma mère les observations du jésuite sur le désagrément d'aller à Bourges me constituer le pensionnaire de l'archevêque. Elle eut la même délicatesse et la même fierté que moi, et nos deux lettres à mon évêque furent écrites dans cet esprit. Il ne me manquoit plus que de la consulter sur le dessein de me faire jésuite. Je n'en eus jamais le courage. Ni sa foiblesse ni la mienne n'auroient pu soutenir cette consultation: pour la raisonner de sang-froid, il falloit être éloigné l'un de l'autre. Je me réservai de lui écrire, et je me rendis à Toulouse, irrésolu moi-même encore sur ce que j'allois devenir. Dirai-je qu'en chemin je manquai encore ma fortune?

Un muletier d'Aurillac, qui passoit sa vie sur le chemin de Clermont à Toulouse, voulut bien se charger de moi. J'allois sur l'un de ses mulets, et lui, le plus souvent à pied, cheminoit à côté de moi. «Monsieur l'abbé, me dit-il, vous serez obligé de passer chez moi quelques jours, car mes affaires m'y arrêtent. Au nom de Dieu, employez ce temps-là à guérir ma fille de sa folle dévotion. Je n'ai qu'elle, et pas pour un diable elle ne veut se marier. Son entêtement me désole.» La commission étoit délicate; je ne la trouvai que plaisante, je m'en chargeai volontiers.

Je me figurois, je l'avoue, comme une bien pauvre demeure celle d'un homme qui trottoit sans relâche à la suite de ses mulets, ayant tantôt la pluie, tantôt la neige sur le corps, et par les chemins les plus rudes. Je ne fus donc pas peu surpris lorsque, en rentrant chez lui, je vis une maison commode, bien meublée, d'une propreté singulière, et qu'une espèce de soeur grise, jeune, fraîche, bien faite, vint au-devant de Pierre (c'étoit le nom du muletier) et l'embrassa en l'appelant son père. Le souper qu'elle nous fit servir n'avoit pas moins l'air de l'aisance. Le gigot étoit tendre et le vin excellent. La chambre que l'on me donna avoit, dans sa simplicité, presque l'élégance du luxe. Jamais je n'avois été si mollement couché. Avant de m'endormir, je réfléchis sur ce que j'avois vu. «Est-ce, dis-je en moi-même, pour passer quelques heures de sa vie à son aise que cet homme en tracasse et consume le reste en de si pénibles travaux? Non, c'est une vieillesse tranquille et reposée qu'il travaille à se procurer, et ce repos, dont il jouit en espérance, le soulage de ses fatigues. Mais cette fille unique qu'il aime tendrement, par quelle fantaisie, jeune et jolie comme elle est, s'est-elle vêtue en dévote? Pourquoi cet habit gris, ce linge plat, cette croix d'or sur sa poitrine et cette guimpe sur son sein? Ces cheveux qu'elle cache comme sous un bandeau sont pourtant d'une jolie teinte. Le peu que l'on voit de son cou est blanc comme l'ivoire. Et ces bras? ils sont aussi de cet ivoire pur, et ils sont faits au tour!» Sur ces réflexions je m'endormis, et le lendemain j'eus le plaisir de déjeuner avec la dévote. Elle me demanda obligeamment des nouvelles de mon sommeil. «Il a été fort doux, lui dis-je; mais il n'a pas été tranquille, et les songes l'ont agité. Et vous, Mademoiselle, avez-vous bien dormi?—Pas mal, grâce au Ciel! me dit-elle.—Avez-vous fait aussi des rêves?» Elle rougit, et répondit qu'elle rêvoit bien rarement. «Et, quand vous rêvez, c'est aux anges?—Quelquefois aux martyrs, dit-elle en souriant.—Sans doute aux martyrs que vous faites?—Moi! je ne fais point de martyrs.—Vous en faites plus d'un, je gage, mais vous ne vous en vantez pas. Pour moi, lorsque dans mon sommeil je vois les cieux ouverts, ce n'est presque jamais qu'aux vierges que je rêve. Je les vois, les unes en blanc, les autres en corset et en jupon de serge grise, et cela leur sied mieux que ne feroit la plus riche parure. Rien dans cet ajustement simple n'altère la beauté naturelle de leurs cheveux ni de leur teint; rien n'obscurcit l'éclat d'un front pur, d'une joue vermeille; aucun pli ne gâte leur taille; une étroite ceinture en marque et en dessine la rondeur. Un bras pétri de lis et une jolie main avec ses doigts de roses sortent, tels que Dieu les a faits, d'une manche unie et modeste, et ce que leur guimpe dérobe se devine encore aisément. Mais, quelque plaisir que j'aie à voir en songe toutes ces jeunes filles dans le ciel, je suis un peu affligé, je l'avoue, de les y voir si mal placées.—Où les voyez-vous donc placées? demanda-t-elle avec embarras.—Hélas! dans un coin, presque seules, et (ce qui me déplaît encore bien davantage) auprès des pères capucins.—Auprès des pères capucins! s'écria-t-elle en fronçant le sourcil.—Hélas! oui, presque délaissées, tandis que d'augustes mères de famille, environnées de leurs enfans qu'elles ont élevés, de leurs époux qu'elles ont rendus bienheureux déjà sur la terre, de leurs parens qu'elles ont consolés et réjouis dans leur vieillesse en leur assurant des appuis, sont dans une place éminente, en vue à tout le ciel, et toutes brillantes de gloire.—Et les abbés, demanda-t-elle d'un air malin, où les a-t-on mis?—S'il y en a, répondis-je, on les aura peut-être aussi nichés dans quelque coin éloigné de celui des vierges.—Oui, je le crois, dit-elle, et l'on a fort bien fait, car ce seroit pour elles de dangereux voisins.»

Cette querelle sur nos états réjouissoit le bonhomme Pierre. Jamais il n'avoit vu sa fille si éveillée et si parlante: car j'avois soin de mettre dans mes agaceries, comme diroit Montaigne, une aigre-douce pointe de gaieté piquante et flatteuse qui sembloit la fâcher, et dont elle me savoit gré. Son père, enfin, la veille de son départ et du mien pour Toulouse, me mena seul dans sa chambre, et me dit: «Monsieur l'abbé, je vois bien que sans moi jamais vous et ma fille vous ne seriez d'accord. Il faut pourtant que cette querelle de dévote et d'abbé finisse. Il y a bon moyen pour cela: c'est de jeter tous les deux aux orties, vous ce rabat, elle ce collet rond, et j'ai quelque doutance que, si vous le voulez, elle ne se fera pas longtemps tirer l'oreille pour le vouloir aussi. Pour ce qui me regarde, comme dans le commerce j'ai fait dix ans les commissions de votre brave homme de père, et que chacun me dit que vous lui ressemblez, je veux agir avec vous rondement et cordialement.» Alors, dans les tiroirs d'une commode qu'il ouvrit, me montrant des monceaux d'écus: «Tenez, me dit-il, en affaire il n'y a qu'un mot qui serve: voilà ce que j'ai amassé, ce que j'amasse encore pour mes petits-enfans, si ma fille m'en donne; pour vos enfans, si vous voulez et si vous lui faites vouloir.»

Je ne dirai point qu'à la vue de ce trésor je ne fus point tenté. L'offre en étoit pour moi d'autant plus séduisante que le bonhomme Pierre n'y mettoit d'autre condition que de rendre sa fille heureuse. «Je continuerai, disoit-il, de mener mes mulets: à chaque voyage, en passant je grossirai ce tas d'écus dont vous aurez la jouissance. Ma vie, à moi, c'est le travail et la fatigue. J'irai tant que j'aurai la force et la santé, et, lorsque la vieillesse me courbera le dos et me roidira les jarrets, je viendrai achever de vivre et me reposer près de vous.—Ah! mon bon ami Pierre, qui mieux que vous, lui dis-je, aura mérité ce repos d'une heureuse et longue vieillesse? Mais à quoi pensez-vous de vouloir donner pour mari à votre fille un homme qui a déjà cinq enfans?—Vous, Monsieur l'abbé! cinq enfans à votre âge!—Hélas! oui. N'ai-je pas deux soeurs et trois frères? Ont-ils d'autre père que moi? C'est de mon bien, et non pas du vôtre, que ceux-là doivent vivre; c'est à moi de leur en gagner.—Et pensez-vous en gagner avec du latin, me dit Pierre, comme moi avec mes mulets?—Je l'espère, lui dis-je, mais au moins ferai-je pour eux tout ce qu'il dépendra de moi.—Vous ne voulez donc pas de ma dévote? Elle est pourtant gentille, et surtout à présent que vous l'avez émoustillée.—Assurément, lui dis-je, elle est jolie, elle est aimable, et j'en serois tenté plus que de vos écus. Mais, je vous le dis, la nature m'a déjà mis cinq enfans sur les bras; le mariage m'en donneroit bientôt cinq autres, peut-être plus, car les dévotes en font beaucoup, et ce seroit trop d'embarras.—C'est dommage, dit-il; ma fille ne voudra plus se marier.—Je crois pouvoir vous assurer, lui dis-je, qu'elle n'a plus pour le mariage le même éloignement. Je lui ai fait voir que dans le Ciel les bonnes mères de famille étoient fort au-dessus des vierges; et, en lui choisissant un mari qui lui plaise, il vous sera facile de lui mettre dans l'âme ce nouveau genre de dévotion.» Ma prédiction s'accomplit.

Arrivé à Toulouse, j'allai voir le P. Nolhac. «Votre affaire est bien avancée, me dit-il; j'ai trouvé ici plusieurs jésuites qui vous connoissent, et qui ont fait chorus avec moi. Vous êtes proposé, agréé; dès demain vous entrerez, si vous voulez. Le provincial vous attend.» Je fus un peu surpris qu'il se fût tant pressé; mais, sans lui en faire aucune plainte, je me laissai conduire chez le provincial. Je le trouvai, en effet, disposé à me recevoir aussitôt que bon me semblerait, si ma vocation, disoit-il, étoit sincère et décidée. Je répondis qu'en quittant ma mère je n'avois pas eu le courage de lui déclarer ma résolution, mais que je n'irois pas plus avant sans la consulter et lui demander son aveu; que je me réservois le temps de lui écrire et de recevoir sa réponse. Le provincial trouva tout cela convenable, et en le quittant j'écrivis.

La réponse arriva bien vite; et quelle réponse, grand Dieu! quel langage et quelle éloquence! Aucune des illusions dont le P. Nolhac m'avoit rempli la tête n'avoit fait impression sur l'esprit de ma mère. Elle n'avoit vu que la dépendance absolue, le dévouement profond, l'obéissance aveugle dont son fils alloit faire voeu en prenant l'habit de jésuite.

Et comment puis-je croire, me disoit-elle, que vous serez à moi? Vous ne serez plus à vous-même. Quelle espérance puis-je fonder pour mes enfans sur celui qui lui-même n'aura plus d'existence que celle dont un étranger pourra disposer d'un coup d'oeil? On me dit, on m'assure que, si, par le caprice de vos supérieurs, vous êtes désigné pour aller dans l'Inde, à la Chine, au Japon, et que le général vous y envoie, il n'y a pas même à balancer, et que, sans résistance et sans réplique, il faut partir. Eh quoi! mon fils, Dieu n'a-t-il fait de vous un être libre, ne vous a-t-il donné une raison saine, un bon coeur, une âme sensible; ne vous a-t-il doué d'une volonté si naturellement droite et juste, et des inclinations qui font l'homme de bien, que pour vous réduire à l'état d'une machine obéissante? Ah! croyez-moi, laissez les voeux, laissez les règles inflexibles à des âmes qui sentent le besoin qu'elles ont d'entraves. J'ose vous assurer, moi qui vous connois bien, que plus la vôtre sera libre, plus elle sera sûre de ne rien vouloir que d'honnête et de louable. Ô mon cher fils! rappelez-vous ce moment horrible et cher à ma mémoire, tout déchirant qu'en est pour moi le souvenir, ce moment où, au milieu de votre famille accablée, Dieu vous donna la force de relever ses espérances en vous déclarant son appui. Le rendrez-vous meilleur, en le rendant esclave, ce coeur que la nature a fait capable de ces mouvemens? Et, lorsqu'il aura renoncé à la liberté de les suivre, lorsque rien de vous-même ne sera plus à vous, que deviendront ces résolutions vertueuses de ne jamais abandonner vos frères, vos soeurs, votre mère? Ah! vous êtes perdu pour eux: ils n'attendent plus rien de vous. Mes enfans! votre second père va mourir au monde et à la nature; pleurez-le; et moi, mère désespérée, je pleurerai mon fils, je pleurerai sur vous qu'il aura délaissés. Ô Dieu! c'était donc là ce qui se méditoit chez moi à mon insu, avec ce perfide jésuite! Il venoit dérober un fils à une pauvre veuve, et un père à cinq orphelins! Homme cruel, impitoyable! et avec quelle douceur traîtresse il me flattoit! C'est là, dit-on, leur génie et leur caractère. Mais vous, mon fils, vous qui jamais n'avez eu de secret pour moi, vous me trompiez aussi! Il vous a donc appris la dissimulation? et votre coup d'essai a été de me tendre un piège! Ce noble et généreux motif de refuser les secours d'un évêque n'étoit qu'un vain prétexte pour me donner le change et me déguiser vos desseins! Non, rien de tout cela ne peut venir de vous: j'aime mieux croire à un prestige qui vous a fasciné l'esprit. Je ne veux point cesser d'estimer et d'aimer mon fils; ce sont deux sentimens auxquels je tiens plus qu'à la vie. Mon fils s'est enivré d'ambitieuses espérances. Il a cru se sacrifier pour moi, pour mes enfans. Sa jeune tête a été foible, mais son coeur sera toujours bon. Il ne lira point cette lettre, baignée des larmes de sa mère, sans détester les conseils perfides qui l'ont un moment égaré.

Ah! ma mère avoit bien raison: il me fut impossible d'achever de lire sa lettre sans être suffoqué de pleurs et de sanglots. Dès ce moment l'idée de me faire jésuite fut chassée de mon esprit, et je me hâtai d'aller dire au provincial que j'y renonçois. Sans désapprouver mon respect pour l'autorité de ma mère, il voulut bien me témoigner quelque regret qui m'étoit personnel, et il me dit que la compagnie me sauroit toujours gré de mes bonnes intentions. En effet, je trouvai les régens du collège favorablement disposés à me donner, comme à Clermont, des écoliers de toutes classes; mais alors mon ambition étoit d'avoir une école de philosophie. Ce fut de quoi je m'occupai.

Mon âge étoit toujours le premier obstacle à mes vues. En commençant mes grades par la philosophie, je me croyois au moins capable d'en enseigner les élémens; mais presque aucun de mes écoliers ne seroit moins jeune que moi. Sur cette grande difficulté je consultai un vieux répétiteur appelé Morin, le plus renommé dans les collèges. Il causa longtemps avec moi, et me trouva suffisamment instruit. Mais le moyen que de grands garçons voulussent être à mon école! Cependant il lui vint une idée qui fixa son attention. «Cela seroit plaisant, dit-il en riant dans sa barbe. N'importe, je verrai: cela peut réussir.» Je fus curieux de savoir quelle étoit cette idée. «Les bernardins ont ici, me dit-il, une espèce de séminaire où ils envoient de tous côtés leurs jeunes gens faire leurs cours. Le professeur de philosophie qu'ils attendoient vient de tomber malade, et, pour le suppléer jusqu'à son arrivée, ils se sont adressés à moi. Comme je suis trop occupé pour être ce suppléant, ils m'en demandent un, et je m'en vais vous proposer.»

On m'accepta sur sa parole; mais, lorsqu'il m'amena le lendemain, je vis distinctement l'effet du ridicule qui naissoit du contraste de mes fonctions et de mon âge. Presque toute l'école avoit de la barbe, et le maître n'en avoit point. Au sourire un peu dédaigneux qu'excitoit ma présence, j'opposai un air froid et modeste avec dignité; et, tandis que Morin causoit avec les supérieurs, je m'informai avec les jeunes gens de la règle de leur maison pour le temps des études et pour l'heure des classes; je leur indiquai quelques livres dont ils avoient à se pourvoir, afin d'approprier leurs lectures à leurs études; et, dans tous mes propos, j'eus soin qu'il n'y eût rien ni de trop jeune, ni de trop familier; si bien que, vers la fin de la conversation, je m'aperçus que, de leur part, une attention sérieuse avoit pris la place du ton léger et de l'air moqueur par où elle avoit commencé.

Le résultat de celle que Morin venoit d'avoir avec les supérieurs fut que le lendemain matin j'irois donner ma première leçon.

J'étois piqué du sourire insultant que j'avois essuyé en me présentant chez ces moines. Je voulus m'en venger, et voici comment je m'y pris. Il est du bel usage de dicter à la tête des leçons de philosophie une espèce de prolusion qui soit comme le vestibule de ce temple de la sagesse où l'on introduit ses disciples, et qui, par conséquent, doit réunir un peu d'élégance et de majesté. Je composai ce morceau avec soin, je l'appris par coeur; je traçai et j'appris de même le plan qui devoit présenter l'ordonnance de l'édifice; et, la tête pleine de mon objet, je m'en allai gravement et fièrement monter en chaire. Voilà mes jeunes bernardins assis autour de moi, et leurs supérieurs debout, appuyés sur le dos des bancs, et impatiens de m'entendre. Je demande si l'on est prêt à écrire sous ma dictée. On me répond que oui. Alors, les bras croisés, sans cahier sous les yeux, et comme en parlant d'abondance, je leur dicte mon préambule, et puis ma distribution de ce cours de philosophie, dont je marque en passant les routes principales et les points les plus éminens.

Je ne puis me rappeler sans rire l'air ébahi qu'avoient mes bernardins, et avec quelle estime profonde ils m'accueillirent lorsque je descendis de chaire. Cette première espièglerie m'avoit trop bien réussi pour ne pas continuer et soutenir mon personnage. J'étudiois donc tous les jours la leçon que j'allois dicter; et, en la dictant de mémoire, j'avois l'air de produire et de composer sur-le-champ. À quelque temps de là, Morin alla les voir, et ils lui parlèrent de moi avec l'étonnement dont on parleroit d'un prodige. Ils lui montrèrent mes cahiers; et, lorsqu'il voulut bien me témoigner lui-même sa surprise que cela fût dicté de tête, je lui répondis par une sentence d'Horace et que Boileau a traduite ainsi:

     Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
     Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.

Ainsi, chez les Gascons, je débutai par une gasconnade; mais elle m'étoit nécessaire, et il arriva que, le professeur bernardin étant venu prendre sa place, Morin, qui ne pouvoit suffire au nombre d'écoliers qui s'adressoient à lui, m'en donna tant que je voulus. D'un autre côté, la fortune vint encore au-devant de moi.

Il y avoit à Toulouse un hospice fondé pour les étudians de la province du Limosin. Dans cet hospice, appelé le collège de Sainte-Catherine[29], les places donnoient un logement et 200 livres de revenu durant les cinq années de grades. Lorsqu'une de ces places étoit vacante, les titulaires y nommoient au scrutin, bonne et sage institution. Ce fut dans l'une de ces vacances que mes jeunes compatriotes voulurent bien penser à moi. Dans ce collège, où la liberté n'avoit pour règle que la décence, chacun vivoit à sa manière; le portier et le cuisinier étoient payés à frais communs. Ainsi, par mon économie, je pus verser dans ma famille la plus grande partie du fruit de mon travail; et cette épargne, qui suivoit tous les ans l'accroissement de mon école, devint assez considérable pour commencer à mettre mes parens à leur aise. Mais, tandis que la fortune me procuroit les jouissances les plus douces, la nature me préparoit les plus déchirantes douleurs. J'eus cependant encore quelque temps de prospérité.

En feuilletant par hasard un recueil des pièces couronnées à l'Académie des Jeux Floraux, je fus frappé de la richesse des prix qu'elle distribuoit: c'étoient des fleurs d'or et d'argent. Je ne fus pas émerveillé de même de la beauté des pièces qui remportoient ces prix, et il me parut assez facile de faire mieux. Je pensai au plaisir d'envoyer à ma mère de ces bouquets d'or et d'argent, et au plaisir qu'elle auroit elle-même à les recevoir de ma main. De là me vint l'idée d'être poète. Je n'avois point étudié les règles de notre poésie. J'allai bien vite faire emplette d'un petit livre qui enseignoit ces règles; et, par les conseils du libraire, j'acquis en même temps un exemplaire des Odes de Rousseau. Je méditai l'une et l'autre lecture, et incontinent je me mis à chercher dans ma tête quelque beau sujet d'ode. Celui auquel je m'arrêtai fut l'invention de la poudre à canon. Je me souviens qu'elle commençoit par ces vers:

     Toi qu'une infernale Euménide
     Pétrit de ses sanglantes mains.

Je ne revenois pas de mon étonnement d'avoir fait une ode si belle. Je la récitois dans l'ivresse de l'enthousiasme et de l'amour-propre; et, en la mettant au concours, je n'avois aucun doute qu'elle ne remportât le prix. Elle ne l'eut point; elle n'obtint pas même le consolant honneur de l'accessit. Je fus outré, et, dans mon indignation, j'écrivis à Voltaire, et lui criai vengeance en lui envoyant mon ouvrage. On sait avec quelle bonté Voltaire accueilloit les jeunes gens qui s'annonçoient par quelque talent pour la poésie: le Parnasse françois étoit comme un empire dont il n'auroit voulu céder le sceptre à personne au monde, mais dont il se plaisoit à voir les sujets se multiplier. Il me fit donner une de ces réponses qu'il tournoit avec tant de grâce, et dont il étoit si libéral[30]. Les louanges qu'il y donnoit à mon ouvrage me consolèrent pleinement de ce que j'appelois l'injustice de l'Académie, dont le jugement ne pesoit pas, disois-je, un grain dans la balance contre un suffrage tel que celui de Voltaire; mais ce qui me flatta beaucoup plus encore que sa lettre, ce fut l'envoi d'un exemplaire de ses oeuvres, corrigé de sa main, dont il me fit présent. Je fus fou d'orgueil et de joie, et je courus la ville et les collèges avec ce présent dans les mains. Ainsi commença ma correspondance avec cet homme illustre et cette liaison d'amitié qui, durant trente-cinq ans, s'est soutenue jusqu'à sa mort sans aucune altération.

Je continuai de travailler pour l'Académie des Jeux Floraux, et j'obtins des prix tous les ans[31]; mais, pour moi, le dernier de ces petits triomphes littéraires eut un intérêt plus raisonnable et plus sensible que celui de la vanité, et c'est par là que cette scène mérite d'avoir place dans les souvenirs que je transmets à mes enfans.

Comme dans l'estime des hommes tout n'est apprécié que par comparaison, et qu'à Toulouse il n'y avoit rien en littérature de plus brillant que le succès dans la lice des Jeux Floraux, l'assemblée publique de cette Académie, pour la distribution des prix, avoit la pompe et l'affluence d'une grande solennité. Trois députés du parlement la présidoient; les capitouls et tout le corps de ville y assistoient en robe; toute la salle, en amphithéâtre, étoit remplie du plus beau monde de la ville et des plus jolies femmes. La brillante jeunesse de l'université occupoit le parterre autour du cercle académique; la salle, qui est très vaste, étoit ornée de festons de fleurs et de lauriers, et les fanfares de la ville, à chaque prix que l'on décernoit, faisoient retentir le Capitole d'un bruit éclatant de victoire.

J'avois mis cette année-là cinq pièces au concours, une ode, deux poèmes et deux idylles. L'ode manqua le prix; il ne fut point donné. Les deux poèmes se balancèrent; l'un des deux eut le prix de poésie épique, et l'autre un prix de prose qui se trouvoit vacant. L'une des deux idylles obtint le prix de poésie pastorale, et l'autre l'accessit. Ainsi les trois prix, et les seuls que l'Académie alloit distribuer, j'allois les recevoir. Je me rendis à l'assemblée avec des tressaillemens de vanité, que je n'ai pu me rappeler depuis sans confusion et sans pitié de ma jeunesse. Ce fut bien pis lorsque je fus chargé de mes fleurs et de mes couronnes. Mais quel est le poète de vingt ans à qui pareille chose n'eût pas tourné la tête?

On fait silence dans la salle; et, après l'éloge de Clémence Isaure, fondatrice des Jeux Floraux, éloge inépuisable, prononcé tous les ans au pied de sa statue, vient la distribution des prix. On annonce d'abord que celui de l'ode est réservé. Or on savoit que j'avois mis une ode au concours, on savoit aussi que j'étois l'auteur d'une idylle non couronnée: on me plaignoit, et je me laissois plaindre. Alors on nomme à haute voix le poème auquel le prix est accordé; et, à ces mots: Que l'auteur s'avance, je me lève, j'approche, et je reçois le prix. On applaudit, comme de coutume, et j'entends dire autour de moi: «Il en a manqué deux, il ne manque pas le troisième: il a plus d'une corde et plus d'une flèche à son arc.» Je vais modestement me rasseoir au bruit des fanfares; mais bientôt on entend l'annonce du second poème, auquel l'Académie a cru devoir, dit-elle, adjuger le prix d'éloquence, plutôt que de le réserver. L'auteur est appelé, et c'est encore moi qui me lève. Les applaudissemens redoublent, et la lecture de ce poème est écoutée avec la même complaisance et la même faveur que celle du premier. Je m'étois remis à ma place, lorsque l'idylle fut proclamée, et l'auteur invité à venir recevoir le prix. On me voit lever pour la troisième fois. Alors, si j'avois fait Cinna, Athalie et Zaïre, je n'aurois pas été plus applaudi. L'effervescence des esprits fut extrême: les hommes, à travers la foule, me portoient sur les mains, les femmes m'embrassoient. Légère fumée de vaine gloire! Qui le sait mieux que moi, puisque de mes essais, qu'on trouvoit si brillans, il n'y en a pas un seul qui, quarante ans après, relu même avec indulgence, m'ait paru digne d'avoir place dans la collection de mes oeuvres? Mais ce qui me touche sensiblement encore de ce jour si flatteur pour moi, c'est ce que je vais raconter.

Au milieu du tumulte et du bruit du peuple enivré, deux grands bras noirs s'élèvent et s'étendent vers moi. Je regarde, je reconnois mon régent de troisième, ce bon P. Malosse, qui, séparé de moi depuis plus de huit ans, se retrouvoit à cette fête. À l'instant, je me précipite, je fends la foule, et me jetant dans ses bras avec mes trois prix: «Tenez, mon père; ils sont à vous, lui dis-je, et c'est à vous que je les dois.» Le bon jésuite levoit au ciel ses yeux pleins de larmes de joie, et je puis dire que je fus plus sensible au plaisir que je lui causois qu'à l'éclat de mon triomphe. Ah! mes enfans, ce qui intéresse le coeur et l'âme est doux dans tous les temps, on s'y complaît toute la vie. Ce qui n'a flatté que l'orgueil du bel esprit ne nous revient que comme un vain songe dont on rougit d'avoir trop follement chéri l'erreur.

Ces amusemens littéraires, quoique bien séduisans pour moi, ne prenoient pourtant rien sur mes occupations réelles. Je donnois aux vers des momens de promenade et de loisir; mais en même temps je vaquois assidûment à mes études et à celles de mon école. Dès ma seconde année de philosophie, n'ayant pu engager mon professeur jésuite à nous enseigner la physique newtonienne, je pris mon parti d'aller étudier à l'école des doctrinaires. Leur collège, appelé l'Esquille, avoit pour professeurs de philosophie deux hommes de mérite; mais l'un des deux, et c'étoit le mien, avec de l'instruction et de l'esprit, penchoit trop, ou par caractère, ou par foiblesse de complexion, vers l'indolence et le repos. Il trouva commode d'avoir en moi un disciple qui, ayant déjà fait sa philosophie, pût, de temps en temps, lui épargner la fatigue et l'ennui du travail de la classe.

«Montez, me disoit-il, montez sur le pupitre, et rendez-leur facile ce que vous saisissez vous-même si facilement.» Cet éloge me payoit bien des peines que je me donnois: car il me valoit la confiance des écoliers, et il fit souhaiter aux pensionnaires du collège de m'avoir pour répétiteur, excellente et solide aubaine.

Pour complaire à mon professeur, il fallut consentir, quoiqu'un peu malgré moi, à soutenir des thèses générales. Il attachoit une grande importance à me compter au nombre de ceux de ses disciples qu'il alloit produire en public, et, comme il étoit membre de l'Académie des sciences de Toulouse[32], il voulut que ce fût à cette compagnie que ma thèse fût dédiée; spectacle assez nouveau et assez frappant, disoit-il, qu'une thèse ainsi présidée! Ce fut par là qu'il voulut terminer sa carrière philosophique; et il imagina d'ajouter à la pompe de ce spectacle un coup de théâtre honorable pour moi, mais dont je fus étonné moi-même. Il n'y réussit que trop bien; et mon étonnement fut tel qu'il manqua de me rendre fou ou imbécile pour la vie.

Dans ces exercices publics, il étoit d'usage constant que le professeur fût dans sa chaire, et son écolier devant lui, sur ce qu'on appelle un pupitre, espèce de tribune inférieure à la chaire. Quand tout le monde fut en place, et que l'illustre Académie fut rangée devant la chaire, on m'avertit, et je parus. Vous pensez bien que j'avois préparé un compliment pour l'Académie, et dans cette petite harangue j'avois mis tout le peu que j'avois d'art et de talent. Je la savois par coeur, je l'avois vingt fois récitée sans aucune hésitation, et, pour le coup, j'étois si sûr de ma mémoire que j'avois négligé de me pourvoir du manuscrit. Je parois donc; et, au lieu de trouver mon professeur en chaire, je l'aperçois au rang des académiciens. Je lui fais respectueusement signe de venir se mettre à sa place. «Montez, Monsieur, me dit-il tout haut avec son air d'indolence et de sécurité, montez sur le pupitre ou dans la chaire, tout comme il vous plaira; vous n'avez pas besoin de moi.» Ce magnifique témoignage excita dans l'assemblée un murmure de surprise, et je crois d'approbation; mais son effet sur moi fut de glacer mes sens et de me troubler le cerveau. Saisi, tremblant, je monte les degrés du pupitre, et je m'y agenouille, selon l'usage, comme pour implorer les lumières du Saint-Esprit; mais, lorsque, avant de me lever, je veux me rappeler le début de mon compliment, je ne m'en souviens plus, et le bout du fil m'en échappe; je veux le chercher dans ma tête, je n'y vois qu'un épais brouillard. Je fais des efforts incroyables pour retrouver au moins le premier mot de mon discours; pas un mot, et pas une idée ne me revient. Dans cet état d'angoisse, je suis plusieurs minutes à suer sang et eau, et tout près de me rompre les veines et les nerfs de la tête par l'effroyable contention où ce long travail les avoit mis, lorsque tout à coup, et comme par miracle, le nuage qui enveloppoit mes esprits se dissipe; ma tête se dégage, mes idées renaissent, je ressaisis le fil de mon discours; et, bien fatigué, mais tranquille et rassuré, je le prononce. Je ne parle pas du succès qu'il eut; il est rare que les louanges soient mal reçues. J'avois assaisonné celles-ci de mon mieux. Je ne me vante pas non plus de la faveur qui me soutint dans tout cet exercice. En me faisant passer par les plus belles questions de la physique, ceux des académiciens qui daignèrent me provoquer ne s'occupèrent que du soin de faire briller mes réponses. Ils en agirent en vrais Mécènes, pleins d'indulgence et de bonté. Mais ce qu'il y eut de plus remarquable, de plus touchant pour moi, ce fut le noble procédé du professeur jésuite que j'avois trop légèrement quitté pour passer à l'Esquille, et qui, dans ce moment, vint me faire sentir mon tort; il m'argumenta le dernier sur le système de la gravitation, et, avec l'air de m'attaquer de vive force, il me ménagea les moyens les plus avantageux de me développer. Heureusement, dans mes réponses, je sus lui faire entendre qu'à sa manière de me combattre, on reconnoissoit la supériorité du maître qui exerce les forces de son disciple, mais qui ne veut pas l'accabler. Quand je descendis du pupitre, le président de l'Académie, en me félicitant, me dit qu'elle ne pouvoit mieux me marquer sa satisfaction qu'en m'offrant une place d'adjoint qui vaquoit dans la compagnie. Je l'acceptai avec une humble reconnoissance; et, au bruit de l'approbation publique, je reçus le prix du combat.

Mais ce qu'avoient de solide pour moi ces succès de jeunesse, c'étoit le nombre d'écoliers qui venoient grossir mon école, et contribuer aux secours que je faisois passer à Bort. Assez riche de mon travail pour soutenir dans ses études celui de mes frères qui venoit après moi, je lui tendis la main et je l'appelai à Toulouse. Il avoit quatorze ans, et il ne savoit pas un mot de latin; mais il avoit la conception très vive, la mémoire excellente, et un désir passionné de profiter de mes leçons. Je lui simplifiai les règles, je lui abrégeai la méthode; dans six mois il n'y eut plus pour lui de difficultés de syntaxe; et encore un an bien employé le mit en état d'aller seul et sans maître: c'étoit là son ambition, car il me voyoit accablé de travail, et il se sentoit soulagé de la peine qu'il m'épargnoit. Le pauvre enfant! son sentiment pour moi n'étoit pas seulement de l'amitié, c'étoit du culte. Le nom de frère avoit dans sa bouche un caractère de sainteté. Il me témoigna le désir d'être homme d'église, et j'en fus bien aise: car ce désir en moi commençoit à se refroidir pour plus d'une raison, et singulièrement par les difficultés épineuses et rebutantes dont on voulut semer ma route.

Le collège de Sainte-Catherine, où j'avois une place, avoit pour inspecteur et surveillant spirituel un promoteur de l'archevêque appelé Goutelongue, homme intrigant, rogue et hardi, on disoit même un peu fripon, lequel vouloit mener à son gré le collège, et disposer des places en y faisant nommer qui bon lui sembleroit. Sa qualité de promoteur, l'autorité de l'archevêque qu'il faisoit sonner, le crédit qu'il se vantoit d'avoir auprès de monseigneur, intimidant les uns et amorçant les autres, il s'étoit fait parmi nos camarades un parti subjugué par la crainte et par l'espérance; mais il trouva dans le collège un certain Pujalou, caractère franc, libre et ferme, qui, fatigué de sa domination, osa lui tenir tête et donner le signal de la rébellion contre ce pouvoir usurpé. «De quel droit, mes amis, dit-il aux jeunes Limosins ses camarades, cet homme-là vient-il intriguer dans nos assemblées et gêner nos élections? Le fondateur de ce collège, en nous laissant la liberté d'élire et de nommer nous-mêmes aux places vacantes parmi nous, a jugé sainement que la jeunesse est l'âge où l'équité naturelle a le plus de candeur, de droiture et d'intégrité. Pourquoi souffrirons-nous qu'on vienne la corrompre, cette équité qui nous anime? Parmi nous les places vacantes sont destinées aux plus dignes, et non pas aux plus protégés. Si Goutelongue veut avoir des créatures, qu'il leur obtienne les faveurs de son archevêque, et qu'il ne vienne pas les gratifier à nos dépens. Pour nous conduire dans nos choix, nous avons notre conscience qui vaut bien celle du promoteur. Moi qui le connois, je déclare que je crois à sa probité moins qu'à celle d'un maquignon.» Ce dernier trait, qui n'étoit pas de l'éloquence noble, fut celui qui porta: l'épithète de maquignon resta au promoteur, et ses intrigues dans le collège ne s'appelèrent plus que du maquignonnage.

J'arrivai dans ces circonstances, et Pujalou n'eut aucune peine à m'engager dans son parti. Dès ce moment je fus noté sur les tablettes du promoteur; mais bientôt, par un trait qui m'étoit personnel, j'y fus encore mieux signalé. Il y eut dans le collège une place vacante. Les deux partis se balançoient; et, en cas de partage, c'étoit à l'archevêque à décider l'élection. Notre parti consulta ses forces, et il se croyoit sûr de l'emporter, mais d'une seule voix. Or, la veille de l'élection, cette voix nous fut enlevée. L'un de nos camarades, honnête et bon jeune homme, mais timide, avoit disparu: nous apprîmes que, dans un village à trois lieues de Toulouse, il avoit un oncle curé, et que cet oncle étoit venu le prendre, et l'avoit emmené chez lui passer les fêtes de Noël. Nous ne doutâmes point que ce ne fût une manoeuvre de Goutelongue. On sut quel étoit le village, et la route en étoit connue; mais il étoit nuit sombre; il tomboit une pluie mêlée de neige et de verglas, et il y avoit de la folie à croire que, par ce temps-là, le curé consentît à laisser partir son neveu, surtout l'ayant emmené lui-même par égard pour le promoteur. «N'importe! dis-je tout à coup, je me fais fort d'aller le prendre et de vous l'apporter en croupe. Que l'on me donne un bon cheval.» J'en eus un dans l'instant; et, affublé du long manteau de Pujalou, j'arrivai en deux heures à la porte du presbytère, au moment où le curé, son neveu, sa servante, alloient se coucher. Mon camarade, en me voyant descendre de cheval, vint à moi, et en l'embrassant: «Du courage, lui dis-je, ou tu es déshonoré.» Le curé, à qui je m'annonçai comme étant du collège de Sainte-Catherine, me demanda ce qui m'amenoit. «Je viens, lui dis-je, au nom de Jésus-Christ, le père universel des pauvres, vous conjurer de n'être pas complice de l'expoliateur des pauvres, de cet homme injuste et cruel qui leur dérobe leur substance pour la prodiguer à son gré.» Alors je lui développai les intrigues de Goutelongue pour usurper sur nous le droit de nommer à nos places et les donner à la faveur. «Demain, lui dis-je, nous avons à élire ou un écolier qu'il protège et qui n'a pas besoin de la place vacante, ou un pauvre écolier qui la mérite et qui l'attend. Auquel des deux voulez-vous qu'elle tombe?» Il répondit que le choix ne seroit pas douteux s'il dépendoit de lui. «Et il dépend de vous, lui dis-je: il ne manque au parti du pauvre qu'une voix; cette voix lui étoit assurée, et, à la sollicitation, aux instances de Goutelongue, vous êtes venu la lui ôter. Rendez-la-lui, rendez-lui son pain que vous lui avez arraché.» Interdit et confus, il répondit encore que son neveu étoit libre, qu'il l'avoit amené pour passer avec lui les fêtes, et qu'il ne l'avoit point forcé. «S'il est libre, qu'il vienne avec moi, répliquai-je; qu'il vienne remplir son devoir, qu'il vienne sauver son honneur: car son honneur est perdu, si l'on croit qu'il est vendu à Goutelongue.» Alors regardant le jeune homme, et le voyant disposé à me suivre: «Allons, lui dis-je, embrassez votre oncle, et venez prouver au collège que vous n'êtes ni l'un ni l'autre les esclaves du promoteur.» À l'instant nous voilà tous les deux à cheval, et déjà bien loin du village.

Nos camarades ne s'étoient point couchés; nous les retrouvâmes à table, et avec quels transports de joie on nous vit arriver ensemble! je crus que Pujalou m'étoufferoit en m'embrassant. Nous étions mouillés jusqu'aux os. On commença par nous sécher, et puis le jambon, la saucisse, le vin, nous furent prodigués; mais, prudent au milieu de tant d'ivresse, je demandai que le sujet de notre joie fût inconnu au parti opposé jusqu'au moment de l'assemblée; et, en effet, l'apparition soudaine du transfuge fut pour nos adversaires un coup de surprise accablant. Nous enlevâmes la place vacante comme à la pointe de l'épée; et Goutelongue, qui en sut la cause, ne me le pardonna jamais.

Lors donc que j'allai demander à l'archevêque de vouloir bien obtenir pour moi ce qu'on appelle un dimissoire pour recevoir les ordres de sa main, je lui trouvai la tête pleine de préventions contre moi: «Je n'étois qu'un abbé galant tout occupé de poésie, faisant ma cour aux femmes, et composant pour elles des idylles et des chansons, quelquefois même sur la brune allant me promener et prendre l'air au cours avec de jolies demoiselles.» Cet archevêque étoit La Roche-Aymon[33], homme peu délicat dans sa morale politique, mais affectant le rigorisme pour les péchés qui n'étoient pas les siens; il voulut m'envoyer en faire pénitence dans le plus crasseux et le plus cagot des séminaires. Je reconnus l'effet des bons offices de Goutelongue, et mon dégoût pour le séminaire de Calvet me révéla, comme un secret que je me cachois à moi-même, le refroidissement de mon inclination pour l'état ecclésiastique.

Ma relation avec Voltaire, à qui j'écrivois quelquefois en lui envoyant mes essais, et qui voulut bien me répondre, n'avoit pas peu contribué à altérer en moi l'esprit de cet état.

Voltaire, en me faisant espérer des succès dans la carrière poétique, me pressoit d'aller à Paris, seule école du goût où pût se former le talent. Je lui répondis que Paris étoit pour moi un trop grand théâtre, que je m'y perdrais dans la foule; que, d'ailleurs, étant né sans bien, je ne saurois qu'y devenir; qu'à Toulouse je m'étois fait une existence honorable et commode, et qu'à moins d'en avoir une à Paris à peu près semblable, j'aurois la force de résister au désir d'aller rendre hommage au grand homme qui m'y appeloit.

Cependant il falloit bientôt me décider pour un parti. La littérature à Paris, le barreau à Toulouse, ou le séminaire à Limoges, voilà ce qui s'offroit à moi, et dans tout cela je ne voyois que lenteur et incertitude. Dans mon irrésolution, je sentis le besoin de consulter ma mère: je ne la croyois point malade, mais je la savois languissante; j'espérois que ma vue lui rendroit la santé: j'allai la voir. Quels charmes et quelles douceurs auroit eus pour moi ce voyage, si l'effet en eût répondu à une si chère espérance!

Je laisse mon frère à Toulouse, et, sur un petit cheval que j'avois acheté, je pars, j'arrive à ce hameau de Saint-Thomas où étoit ma métairie. C'étoit un jour de fête. Ma soeur aînée, avec la fille de ma tante d'Albois, étoit venue s'y promener. Je m'y repose et j'y fais ma toilette, car je portois en trousse, dans ma valise, tout l'ajustement d'un abbé. De Saint-Thomas à Bort, en passant à gué la rivière, il n'y avoit plus qu'une prairie à traverser. Je fais passer sur mon cheval la rivière à mes deux fillettes, je la passe de même, et j'arrive à la ville par cette belle promenade. Pardon de ces détails: je le répète encore, c'est pour mes enfans que j'écris.

Quand je passai devant l'église on disoit vêpres, et, en y allant, l'un de mes anciens condisciples, le même qui depuis a épousé ma soeur, Odde, me rencontra, et alla répandre à l'église la nouvelle de mon arrivée. D'abord mes amis, nos voisines, et insensiblement tout le monde s'écoule; l'église est vide, et bientôt ma maison est remplie et environnée de cette foule qui vient me voir. Hélas! j'étois bien affligé dans ce moment. Je venois d'embrasser ma mère; et, à sa maigreur, à sa toux, au vermillon brûlant dont sa joue étoit colorée, je croyois reconnoître la même maladie dont mon père étoit mort. Il n'étoit que trop vrai qu'avant l'âge de quarante ans ma mère en étoit attaquée. Cette fatale pulmonie, contagieuse dans ma famille, y a fait des ravages cruels. Je pris sur moi autant qu'il me fut possible pour dissimuler á ma mère la douleur dont j'étois saisi. Elle, qui connoissoit son mal, l'oublia, ou du moins parut l'oublier en me revoyant, et ne me parla que de sa joie. J'ai su depuis qu'elle avoit exigé du médecin et de nos tantes de me flatter sur son état, et de ne m'en laisser aucune inquiétude. Ils s'entendirent tous avec elle pour me tromper, et mon âme reçut avidement la douce erreur de l'espérance.

Je reviens à nos habitans.

L'enchantement où étoit ma mère de mes succès académiques s'étoit répandu autour d'elle. Ces fleurs d'argent que je lui envoyois, et dont tous les ans elle ornoit le reposoir de la Fête-Dieu, avoient donné de moi, dans ma ville, une idée indéfinissable. Ce peuple, qui depuis s'est peut-être laissé dénaturer comme tant d'autres, étoit alors la bonté même. Il n'est point d'amitiés dont chacun à l'envi ne s'empressât de me combler. Les bonnes femmes se plaisoient à me rappeler mon enfance; les hommes m'écoutoient comme si mes paroles avoient dû être recueillies. Ce n'étoient guère cependant que des mots simples et sensibles que mon coeur ému me dictoit. Comme tout le monde venoit féliciter ma mère, Mlle B*** y vint aussi avec ses soeurs; et, selon l'usage, il fallut bien qu'elle permît à l'arrivant de l'embrasser. Mais, au lieu que les autres appuyoient le baiser innocent que je leur donnois, elle s'y déroba en retirant doucement sa joue. Je sentis cette différence, et j'en fus vivement touché.

De trois semaines que je passai près de ma mère, il me fut impossible de ne pas dérober quelques momens à la nature pour les donner à l'amitié reconnoissante. Ma mère l'exigeoit; et, pour ne pas priver nos amis du plaisir de m'avoir, elle venoit assister elle-même aux petites fêtes qu'on me donnoit. Ces fêtes étoient des dîners où l'on s'invitoit tour à tour. Là, continuellement occupée et continuellement émue de ce qu'on disoit à son fils, de ce que son fils répondoit, observant jusqu'à mes regards, et inquiète à tout moment sur la manière dont j'allois rendre, tantôt à l'un, tantôt à l'autre, les attentions dont j'étois assailli, ces longs dîners étoient pour son âme un travail et un effort pénibles pour ses frêles organes. Nos conversations tête à tête, en l'intéressant davantage, la fatiguoient beaucoup plus encore. Je tâchois bien de lui ménager de longs silences, ou par mes longs récits, ou par ma diligence à couper le dialogue pour m'étendre en réflexions; mais, aussi animée en m'écoutant qu'en parlant elle-même, l'attention n'étoit pas moins nuisible à sa santé que la parole, et je ne pouvois voir, sans le plus douloureux attendrissement, pétiller dans ses yeux le feu qui consumoit son sang.

Enfin je lui parlai du ralentissement de mon ardeur pour l'état ecclésiastique, et de l'irrésolution où j'étois sur le choix d'un nouvel état. Ce fut alors qu'elle parut calme et qu'elle me parla froidement.

«L'état ecclésiastique, me dit-elle, impose essentiellement deux devoirs, celui d'être pieux et celui d'être chaste: on n'est bon prêtre qu'à ce prix, et sur ces deux points c'est à vous de vous examiner. Pour le barreau, si vous y entrez, j'exige de vous la parole la plus inviolable que vous n'y affirmerez jamais que ce que vous croirez vrai, que vous n'y défendrez jamais que ce que vous croirez juste. À l'égard de l'autre carrière que M. de Voltaire vous invite à courir, je trouve sage la précaution de vous assurer à Paris une situation qui vous laisse le temps de vous instruire et d'acquérir plus de talens: car, il ne faut point vous flatter, ce que vous avez fait est peu de chose encore. Si M. de Voltaire peut vous la procurer, cette situation honnête, libre et sûre, allez, mon fils, allez courir les hasards de la gloire et de la fortune, je le veux bien; mais n'oubliez jamais que la plus honorable et la plus digne compagne du génie, c'est la vertu.» Ainsi parloit cette femme étonnante, qui n'avoit eu d'autre éducation que celle du couvent de Bort.

Son médecin crut devoir m'avertir que ma présence lui étoit nuisible. «Son mal est, me dit-il, un sang trop vif, trop allumé; je le calme tant que je puis; et vous, sans le vouloir, sans même pouvoir l'éviter, vous l'agitez encore, et tous les soirs je lui trouve le pouls plus fréquent et plus élevé. Monsieur, si vous voulez que sa santé se rétablisse, il faut vous éloigner, et surtout prendre garde de ne pas trop laisser vos adieux l'attendrir.» Je les fis, ces adieux cruels, et ma mère eut dans ce moment un courage au-dessus du mien: car elle ne se flattoit plus, et moi, je me flattois encore. Au premier mot que je lui dis de la nécessité d'aller retrouver mes disciples: «Oui, mon fils, me répondit-elle, il faut vous en aller. Je vous ai vu. Nos coeurs se sont parlé. Nous n'avons plus rien à nous dire que de tendres adieux, car je n'ai pas besoin de vous recommander…» Elle s'interrompit, et comme ses yeux se mouilloient: «Je pense, me dit-elle, à cette bonne mère que j'ai perdue et qui t'aimoit tant. Elle est morte comme une sainte; elle auroit eu bien de la joie à te voir encore une fois. Mais tâchons de mourir aussi saintement qu'elle; nous nous reverrons devant Dieu.» Ensuite, changeant de propos, elle me parla de Voltaire. Ce beau présent qu'il m'avoit fait d'un exemplaire de ses oeuvres, je le lui avois envoyé: l'édition en étoit châtiée; elle les avoit lues, elle les relisoit encore. «Si vous le voyez, me dit-elle, remerciez-le des doux momens qu'il aura fait passer à votre mère; dites-lui qu'elle savoit par coeur le second acte de Zaïre, qu'elle arrosoit Mérope de ses larmes, et que ces beaux vers de la Henriade sur l'espérance ne sont jamais sortis de sa mémoire et de son coeur:

     Mais aux mortels chéris à qui le Ciel l'envoie
     Elle n'inspire point une infidèle joie;
     Elle apporte de Dieu la promesse et l'appui;
     Elle est inébranlable et pure comme lui.

Cette façon de parler d'elle-même comme d'une personne qui bientôt ne seroit plus me déchiroit le coeur. Mais, comme il m'étoit recommandé d'éviter avec soin tout ce qui l'auroit trop émue, je dissimulai ce présage; et le lendemain, renfermant l'un et l'autre la douleur de nous séparer, nous ne donnâmes à nos adieux que ce qu'il nous fut impossible de refuser à la nature.

Dès que je fus éloigné d'elle, je me laissai tomber dans l'affliction la plus profonde, et tous les souvenirs qui me suivirent dans mon voyage s'accordèrent pour m'accabler. «Dans peu je ne l'aurai donc plus cette mère qui, depuis ma naissance, n'avoit respiré que pour moi, cette mère adorée à qui je craignois de déplaire comme à Dieu, et, si je l'osois dire, encore plus qu'à Dieu même.» Car je pensois à elle bien plus souvent qu'à Dieu; et, lorsqu'il me venoit quelque tentation à vaincre, quelque passion à réprimer, c'étoit toujours ma mère que je me figurois présente. «Que diroit-elle si elle savoit ce qui se passe en moi? Quelle en seroit sa honte, ou quelle en seroit sa douleur!» Telles étoient les réflexions que je m'opposois à moi-même, et dès lors ma raison reprenoit son empire, secondée par la nature, qui faisoit de mon coeur tout ce qu'elle vouloit. Ceux qui, comme moi, l'ont connu, cet amour filial si tendre, n'ont pas besoin que je leur dise quels étoient la tristesse et l'abattement de mon âme. Cependant je tenois encore à une fragile espérance; elle m'étoit trop chère pour ne pas m'y attacher jusqu'au dernier moment.

J'allai donc achever le cours de mes études; et, comme j'avois pris à deux fins mes premières inscriptions à l'école du droit canon, il est vraisemblable que ma résolution ultérieure auroit été pour le barreau. Mais, vers la fin de cette année, un petit billet de Voltaire vint me déterminer à partir pour Paris. «Venez, m'écrivoit-il, et venez sans inquiétude. M. Orry, à qui j'ai parlé, se charge de votre sort.» Signé: VOLTAIRE. Qui étoit M. Orry? Je ne le savois point. J'allai le demander à mes bons amis de Toulouse, et je leur montrai mon billet. «M. Orry! s'écrièrent-ils; eh! cadedis! c'est le contrôleur général des finances. Ah! cher ami, ta fortune est faite; tu seras fermier général. Souviens-toi de nous dans ta gloire. Protégé du ministre, il te sera facile de gagner son estime, sa confiance et sa faveur. Te voilà tout à l'heure à la source des grâces. Cher Marmontel, fais-en couler vers nous quelques ruisseaux. Un petit filet du Pactole suffit à notre ambition.» L'un auroit bien voulu une recette générale, l'autre se contentoit d'une recette particulière ou de quelque autre emploi de deux ou trois mille petits écus; et cela dépendoit de moi.

J'ai oublié de dire qu'entre nous jeunes gens, et en rivalité de l'Académie des Jeux Floraux, nous avions formé une société littéraire, déjà célèbre sous le nom de Petite Académie[34]. C'étoit là qu'à l'envi l'on exaltoit mes espérances: je n'eus donc rien de plus pressé que de partir; mais, comme mon opulence future ne me dispensoit pas dans ce moment du soin de ménager mes fonds, je cherchois les moyens de faire mon voyage avec économie, lorsqu'un président au parlement, M. du Puget, me fit prier de l'aller voir, et me proposa, en termes obligeans, d'aller à frais communs avec son fils[35] en litière à Paris. Je répondis à monsieur le président que, quoique la litière me parût lente et ennuyeuse, l'avantage d'y être en bonne compagnie compensoit ce désagrément; mais que, pour les frais de ma route, mon calcul étoit fait; qu'il ne m'en coûteroit que quarante écus par la messagerie, et que j'étois décidé à m'en tenir là. Monsieur le président, après avoir inutilement essayé de tirer de moi quelque chose de plus, voulut bien se réduire à ce que je lui offrois; aussi bien auroit-il fallu qu'il eût payé seul la litière, et ma petite part étoit tout gain pour lui.

Je laissai mon frère à Toulouse, et ma place au collège de Sainte-Catherine lui auroit été bien assurée, s'il eût été en philosophie; mais c'étoit aux cinq ans de grades que la concession en étoit réservée. Il fallut donc pour le moment renoncer à cet avantage, et je donnai pour asile à mon frère le séminaire des Irlandois. Je payai un an de sa pension d'avance, et, en l'embrassant, je lui laissai tout le reste de mon argent, n'ayant plus moi-même un écu lorsque je partis de Toulouse; mais, en passant à Montauban, j'y allois trouver de nouveaux fonds.

Montauban, ainsi que Toulouse, avoit une académie littéraire qui tous les ans donnoit un prix. Je l'avois gagné cette année, et je ne l'avois point retiré. Ce prix étoit une lyre d'argent d'une valeur de cent écus. En arrivant, j'allai recevoir cette lyre, et tout d'un temps je la vendis. Ainsi, après avoir payé d'avance au muletier les frais de mon voyage, et bien régalé mes amis, qui en cavalcade m'avoient accompagné jusqu'à Montauban, je me trouvai riche encore de plus de cinquante écus. En falloit-il tant à un homme que la fortune attendoit à Paris? Jamais on n'est allé plus lentement au-devant d'elle.

Ce voyage en litière ne fut pourtant pas aussi ennuyeux pour moi que je l'aurois pensé. J'étois fait pour trouver des muletiers honnêtes gens. Celui-ci nous faisoit une chère délicieuse. Jamais je n'ai mangé ni de meilleures perdrix rouges, ni des dindes si succulentes, ni des truffes si parfumées. J'avois honte d'être si bien nourri pour mes quarante écus, et je me promettois bien de gratifier ce brave homme sitôt que je serois en état d'être libéral.

Il est vrai que mon compagnon de voyage le payoit mieux que moi: aussi voulut-il bien se prévaloir de cet avantage; mais il ne me trouva pas disposé à l'en laisser jouir. Le premier jour, je lui avois cédé le fond de la litière, et, quelque mal de coeur que me causât le balancement de la voiture et cette allure à reculons, j'en souffris l'incommodité. Je dissimulai même l'ennui d'entendre le plus sot des enfans gâtés m'étaler longuement, avec une puérile emphase, et sa noble origine, et sa grande fortune, et cette dignité de président dont son père étoit revêtu. Je lui laissois vanter la beauté de ses gros yeux bleus et les charmes de sa figure, dont il me disoit naïvement que toutes les femmes étoient folles. Il me parloit de leurs agaceries, de leurs caresses, de leurs baisers sur ses beaux yeux; je l'écoutois patiemment, et je me disois à moi-même: «Voilà pourtant le ridicule que se donne la vanité.»

Le lendemain je le vis monter le premier en voiture et s'asseoir dans le fond. «Tout beau, Monsieur le marquis, lui dis-je, sur le devant, s'il vous plaît. C'est aujourd'hui mon tour d'être à mon aise.» Il me répondit qu'il étoit à sa place, et que monsieur son père avoit entendu qu'il occupât le fond. Je répliquai que, si monsieur son père avoit sous-entendu cela dans son marché, je ne l'avois pas, moi, entendu dans le mien; que, s'il me l'avoit proposé, je ne me serois pas emboîté comme un sot dans cette caisse dandinante; qu'actuellement au même prix je serois en plein air et sur un bon cheval à voir librement la campagne; que j'étois déjà assez dupe d'avoir si mal employé mes quarante écus, et que je ne le serois pas au point de lui céder à demeure la bonne place. Il persistoit à vouloir la garder; mais, quoiqu'il fût aussi grand que moi, je le priai de ne pas m'obliger à l'en tirer de force et à le mettre à terre. Il entendit cette raison, et il se mit sur le devant; il en eut de l'humeur jusqu'à la dînée. Cependant il se contenta de me priver de son entretien; mais à dîner sa supériorité lui revint dans la tête. On nous servit une perdrix rouge; il se piquoit de bien couper les viandes:

Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.

Et, en effet, cet exercice étoit entré dans son éducation. Il prit donc la perdrix sur son assiette, en détacha très adroitement les deux cuisses et les deux ailes, garda les deux ailes pour lui, et me laissa les cuisses et le corps. «Vous aimez donc, lui dis-je, les ailes de perdrix?—Oui, me dit-il, assez.—Et moi aussi», lui dis-je. Et en riant, sans m'émouvoir, je rétablis l'égalité. «Vous êtes bien hardi, me dit-il, de prendre une aile sur mon assiette!—Vous l'êtes bien plus, lui répondis-je d'un ton ferme, d'en avoir pris deux dans le plat.» Il étoit rouge de colère, mais il se modéra, et nous dînâmes paisiblement. Le reste du jour il se retrancha dans la dignité du silence, et à souper, comme ce fut une aile de dindon qu'on nous servit, et que je lui en donnai la meilleure partie, nous n'eûmes aucun démêlé.

Le lendemain: «C'est à vous, lui dis-je, d'occuper le fond de la voiture.» Il s'y mit en disant: «Vous me faites bien de la grâce.» Et le tête-à-tête alloit être aussi silencieux que la veille, lorsqu'un incident l'anima. Monsieur le marquis prenoit du tabac, j'en prenois aussi, grâce à une jeune et jolie buraliste qui m'en avoit donné le goût. En boudant, il ouvrit sa belle tabatière, et moi, qui ne boudois point, je tendis la main, et je pris du tabac, comme si nous avions été le mieux du monde ensemble. Il m'en laissa prendre, et, après quelques minutes de réflexion: «Il faut, me dit-il, que je vous raconte une histoire arrivée à M. de Maniban[36], premier président au parlement de Toulouse.» Je prévis qu'il alloit me dire quelque insolence, et j'écoutai.» M. de Maniban, continua-t-il, donnoit audience dans son cabinet à un quidam qui avoit un procès et qui venoit le solliciter. En l'écoutant le magistrat ouvrit sa tabatière, le quidam y prit du tabac; monsieur le premier président ne s'en émut point; mais il sonna ses valets de chambre, et, jetant le tabac où le quidam avoit touché, il en demanda d'autre.» Je ne fis pas semblant de m'appliquer la parabole; et, quelque temps après, mon fat ayant tiré sa tabatière, j'y repris du tabac aussi tranquillement que la première fois. Il en parut surpris; et moi, en souriant: «Sonnez donc, Monsieur le marquis.—Il n'y a point de sonnettes.—Vous êtes bien heureux qu'il n'y en ait point, lui dis-je, car le quidam vous donneroit vingt coups de pieds dans le ventre pour la peine d'avoir sonné.» Vous concevez l'étonnement que ma réplique lui causa. Il voulut s'en fâcher, mais à mon tour j'étois en colère. «Tenez-vous tranquille, lui dis-je, ou je vous arrache les oreilles. Je vois bien que l'on m'a donné un jeune sot à corriger, et dès ce moment je vous déclare que je ne vous passerai aucune impertinence. Songez que nous allons dans une ville où un fils de président de province n'est rien, et commencez dès à présent à être simple, honnête et modeste, si vous pouvez: car, dans le monde, la suffisance, la fatuité, le sot orgueil, vous feroient essuyer des dégoûts encore plus amers.» Tandis que je parlois, il avoit les mains sur ses yeux, et il pleuroit. J'en eus pitié, et je pris avec lui le ton d'un ami véritable. Je lui fis faire l'examen de ses ridicules jactances, de ses puériles vanités, de ses folles prétentions, et insensiblement je croyois voir sa tête se désenfler du vent dont elle étoit remplie. «Que voulez-vous? me dit-il enfin, c'est ainsi qu'on m'a élevé[37].» Aux marques de ma bienveillance j'ajoutai le bon procédé de lui céder presque toujours le fond, car j'étois plus accoutumé que lui à l'incommodité d'aller à reculons, et cette complaisance acheva de le réconcilier avec moi. Cependant, comme nos entretiens étoient coupés par de longs silences, j'eus le temps de traduire en vers le poème de la Boucle de cheveux enlevée; amusement dont le produit alloit être bientôt pour moi d'une si grande utilité.

J'avois aussi dans mes rêveries deux abondantes sources d'agréables illusions. L'une étoit l'idée de ma fortune, et, si le Ciel me conservoit ma mère, l'espérance de l'attirer, de la posséder à Paris; l'autre étoit le tableau fantastique et superbe que je me faisois de cette capitale, où ce que je me figurois de moins magnifique étoit d'une élégance noble ou d'une belle simplicité. L'une de ces illusions fut détruite dès mon arrivée à Paris; l'autre ne tarda point à l'être. Ce fut aux bains de Julien[38] que je logeai en arrivant, et dès le lendemain matin je fus au lever de Voltaire.

LIVRE III

Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisoient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouvai en allant voir Voltaire.

Persuadé que ce seroit à moi de parler le premier, j'avois tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterois avec lui, et je n'étois content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi, et, me tendant les bras: «Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre: M. Orry[39] s'étoit chargé de votre fortune; M. Orry est disgracié.»

Je ne pouvois guère tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine; et je n'en fus point étourdi. Moi qui ai l'âme naturellement foible, je me suis toujours étonné du courage qui m'est venu dans les grandes occasions. «Eh bien! Monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connois et que je suis aux prises avec elle.—J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talens; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dites-le-moi: je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.» Je lui rendis grâce de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurois besoin, et que dans l'occasion j'y aurois recours avec confiance. «Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler?—Hélas! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire.—Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps; et vous l'aurez, ce succès, en travaillant bien.—Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je, mais au théâtre que ferai-je?—Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.—Hélas, Monsieur, comment ferois-je des portraits? je ne connois pas les visages.» Il sourit à cette réponse. «Eh bien, faites des tragédies.» Je répondis que les personnages m'en étoient un peu moins inconnus, et que je voulois bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cet homme illustre.

En le quittant, j'allai me loger à neuf francs par mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnoit un assez bon dîner. J'en réservois une partie pour mon souper, et j'étois bien nourri. Cependant mes cinquante écus ne seroient pas allés bien loin; mais je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de la Boucle de cheveux enlevée, et qui m'en donna cent écus, mais en billets, et ces billets n'étoient pas de l'argent comptant. Un Gascon avec qui j'avois fait connoissance au café me découvrit, dans la rue Saint-André-des-Arcs, un épicier qui consentit à prendre mes billets en payement, si je voulois acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre, et, après le lui avoir payé, je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose; et d'un côté mes cinquante écus de Montauban, de l'autre les deux cent quatre-vingts livres de mon sucre, me mettoient en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques sans rien emprunter à personne. Huit mois de mon loyer et de ma nourriture ne monteroient ensemble qu'à deux cent quatre-vingt-huit livres. Pour le surplus de ma dépense, il me restoit cent quarante-deux livres. C'en étoit bien assez, car, en me tenant dans mon lit, j'userois peu de bois l'hiver. Je pouvois donc, jusqu'à la Saint-Louis, travailler sans inquiétude; et, si je remportois le prix de l'Académie françoise, qui étoit de cinq cents livres, j'atteindrois à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.

Mon premier travail fut l'étude de l'art du théâtre. Voltaire me prêtoit des livres. La Poétique d'Aristote, les discours de P. Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardoit d'essayer mon talent; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la révolution de Portugal. J'y perdis un temps précieux; l'intérêt politique de cet événement étoit trop foible pour le théâtre; plus foible encore étoit la manière dont j'avois précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien, homme d'esprit, lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il falloit, me disoit-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même, et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées. «Roselly[40] a raison, me dit Voltaire, le théâtre est notre école à tous; il faut qu'elle vous soit ouverte, et j'aurois dû y penser plus tôt.» Mes entrées au Théâtre-François me furent libéralement accordées, et, dès lors, je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvois avoir. Je ne revenois jamais de la représentation d'une tragédie sans quelques réflexions sur les moyens de l'art, et sans quelque nouveau degré de chaleur dans l'imagination, dans l'âme et dans le style.

Pour puiser à la source des beaux sujets tragiques, il auroit fallu m'enfoncer dans l'étude de l'histoire, et j'en aurois eu le courage; mais je n'en avois pas le temps. Je parcourus légèrement l'histoire ancienne; et, le sujet de Denys le Tyran s'étant saisi de ma pensée, je n'eus plus de repos que le plan n'en fût dessiné, et tous les ressorts de l'action inventés et mis à leur place; mais je n'en dis rien à Voltaire, soit pour aller seul et sans guide, soit pour ne me montrer à lui qu'avec tout l'avantage d'un travail achevé.

Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il étoit, du côté de l'âme, l'un de ses plus rares chefs-d'oeuvre. Je croyois voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignoit de la bienveillance, et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir. Je ferois un bon livre de ses entretiens, si j'avois pu les recueillir. On en voit quelques traces dans le recueil qu'il nous a laissé de ses pensées et de ses méditations; mais, tout éloquent, tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'étoit, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis avec nous, car le plus souvent je me trouvois chez lui avec un homme qui lui étoit tout dévoué, et qui par là eut bientôt gagné mon estime et ma confiance. C'étoit ce même Bauvin[41] qui, depuis, a donné au théâtre la tragédie des Chérusques, homme de sens, homme de goût, mais d'un naturel indolent; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.

Comme nos sentimens pour le marquis de Vauvenargues se rencontroient parfaitement d'accord, ce fut pour tous les deux une espèce de sympathie. Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après la comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poètes, pour étudier l'humeur et le goût du public. Là nous causions toujours ensemble; et les jours de relâche au théâtre, nous passions nos après-dîners en promenades solitaires. Ainsi tous les jours nous devînmes plus nécessaires l'un à l'autre, et nous éprouvions tous les jours plus de regret à nous quitter. «Et pourquoi nous quitter? me dit-il enfin; pourquoi ne pas demeurer ensemble? La fruitière chez qui je loge a une chambre à vous louer, et, en vivant à frais communs, nous dépenserons beaucoup moins.» Je répondis que cet arrangement me plairoit fort, mais que, dans le moment présent, il ne falloit pas y penser; il insista, et me pressa si vivement qu'il fallut lui expliquer la cause de ma résistance. «Chez mon hôte, lui dis-je, mon exactitude à le bien payer doit m'avoir acquis un crédit que je ne trouverois point, ailleurs, et dont peut-être incessamment j'aurai besoin de faire usage.» Bauvin, qui possédoit une centaine d'écus, me dit de n'être pas en peine; qu'il étoit en état de faire des avances, et qu'il avoit dans la tête un projet capable de nous enrichir. De mon côté, je lui exposai mes espérances et mes ressources; je lui communiquai la pièce que je devois mettre au concours de l'Académie françoise; il trouva que c'étoit de l'or en barre. Je lui montrai le plan et les premières scènes de ma tragédie; il me répondit du succès, et alors c'étoit le Potose. Le marquis de Vauvenargues logeoit à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon, et vis-à-vis de cet hôtel étoit la maison de la fruitière de Bauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avoit espéré: nous n'avions ni fiel, ni venin, et cette feuille n'étant ni la critique infidèle et injuste des bons ouvrages, ni la satire amère et mordante des bons auteurs, elle eut peu de débit[42]. Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie que j'eus le bonheur d'obtenir[43], nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.

Il étoit laid, bancal, déjà même assez vieux, et il étoit amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parloit tous les jours avec les plus tendres regrets: car il souffroit le tourment de l'absence, et moi j'étois l'écho qui répondoit à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avois d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis étoit la répugnance qu'avoit déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière vouloient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage: c'étoient là nos soupers; mais le dîner, d'un jour à l'autre, couroit risque de nous manquer. Il me restoit une espérance: Voltaire, qui se doutoit bien que j'étois plus fier qu'opulent, avoit voulu que le petit poème couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avoit exigé d'un libraire d'en compter avec moi, les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de chose, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restoit. «Eh bien! lui dit Voltaire, donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit.» Il partoit pour Fontainebleau, où étoit la cour; et là, comme le sujet proposé par l'Académie étoit un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de distribuer cet éloge, en appréciant à son gré le bénéfice de l'auteur. C'étoit sur ce débit que je comptois, sans cependant l'évaluer outre mesure; mais Voltaire n'arrivoit pas.

Enfin notre situation devint telle qu'un soir Bauvin me dit en soupirant: «Mon ami, toutes nos ressources sont épuisées, et nous en sommes réduits au point de n'avoir pas de quoi payer le porteur d'eau.» Je le vis abattu, mais je ne le fus point. «Le boulanger et la fruitière, lui demandai-je, nous refusent-ils le crédit?—Non, pas encore, me dit-il.—Rien n'est donc perdu, répliquai-je, et il est bien aisé de se passer de porteur d'eau.—Comment cela?—Comment? Eh! parbleu! en allant nous-mêmes prendre de l'eau à la fontaine.—Vous auriez ce courage?—Sans doute, je l'aurai. Le beau courage que celui-là! Il est nuit close, et, quand il seroit jour, où est donc le déshonneur de se servir soi-même?» Alors je pris la cruche, que j'allai fièrement remplir à la fontaine voisine. En rentrant, ma cruche à la main, je vois Bauvin, d'un air épanoui de joie, venant à moi les bras ouverts: «Mon ami, la voilà, c'est elle! elle arrive! elle a tout quitté, son pays, sa famille, pour venir me trouver! Est-ce là de l'amour?» Immobile d'étonnement, et toujours ma cruche à la main, je regarde, et je vois une grande fille bien fraîche, bien découplée, et assez jolie quoique un peu camuse, qui me salue sans embarras. Tout à coup, le contraste de cet incident romanesque avec notre situation me fait partir d'un éclat de rire si fou qu'il les interdit tous les deux. «Soyez la bien venue, Mademoiselle; vous ne pouviez, lui dis-je, mieux choisir le moment, ni arriver plus à propos.» Et, après les premières civilités, je descendis chez la fruitière. «Madame, lui dis-je gravement, voici un jour extraordinaire, un jour de fête. Il faut, s'il vous plaît, nous aider à faire les honneurs de la maison, et élargir un peu l'angle aigu de fromage que vous nous donnez à souper.—Et que vient faire ici cette femme? demanda-t-elle.—Ah! Madame, lui dis-je, c'est un prodige de l'amour; et il ne faut jamais demander l'explication des prodiges. Tout ce que vous et moi nous en devons savoir, c'est qu'il nous faut ce soir un tiers de plus de ce bon fromage de Brie, que nous vous payerons bientôt, s'il plaît à Dieu.—Oui, dit-elle, s'il plaît à Dieu; mais, quand on n'a ni sou ni maille, ce n'est guère le temps de songer à l'amour.»

Voltaire, peu de jours après, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus, en me disant que c'étoit le produit de la vente de mon poème. Quoique dans ma détresse j'eusse été pardonnable de me laisser faire du bien, je pris cependant la liberté de lui représenter qu'il avoit vendu ce petit ouvrage trop au-dessus de sa valeur; mais il me fit entendre que les personnes qui l'avoient payé noblement étoient de celles dont lui ni moi nous n'avions rien à refuser. Quelques ennemis de Voltaire auroient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui. Je n'en fis rien, et avec ces écus, qu'il eût été plus malhonnête de refuser que de recevoir, j'allai payer toutes mes dettes[44].

Bauvin avoit reçu quelques secours de son pays; je n'en avois aucun à recevoir du mien, et j'allois être au bout de mes finances. Il n'étoit donc ni juste ni possible, vu sa nouvelle façon de vivre, que nous fussions plus longtemps en communauté de dépense.

Dans cette conjoncture, l'une des plus cruelles de ma vie, et dans laquelle, arrosant toutes les nuits mon chevet de larmes, je regrettois l'aisance et la tranquillité dont je jouissois à Toulouse, je ne sais quelle heureuse influence de mon étoile ou de la bonne opinion que Voltaire donnoit de moi fit souhaiter à une femme, dont je révère la mémoire, que je voulusse me charger d'achever l'éducation de son petit-fils. Ah! de toute manière, le souvenir de cet événement doit être bien cher à mon coeur. Quels agrémens inestimables de société et d'amitié il a répandus sur ma vie! et de quelles années de bonheur il m'a fait jouir!

Un directeur de la Compagnie des Indes, nommé Gilly, intéressé dans un commerce maritime qui d'abord l'avoit enrichi, et qui depuis l'a ruiné, avoit dans son veuvage un fils et une fille dont sa belle-mère, Mme Harenc, avoit bien voulu se charger. Il est impossible d'imaginer dans la vieillesse d'une femme plus d'amabilité que n'en avoit Mme Harenc, et à cette amabilité se joignoient le plus grand sens, la plus rare prudence et la plus solide vertu. Elle étoit, au premier aspect, d'une laideur repoussante; mais bientôt tous les charmes de l'esprit et du caractère perçoient à travers cette laideur, et la faisoient non pas oublier, mais aimer.

Mme Harenc avoit un fils unique aussi laid qu'elle, et aussi aimable. C'est ce M. de Presle qui, je crois, vit encore, et qui s'est longtemps distingué par son goût et par ses lumières parmi les amateurs des arts[45]. Leur société, composée avec choix, avoit pour caractère l'intimité, la sûreté, une sérénité paisible et quelquefois riante, et la plus parfaite harmonie des sentimens, des goûts et des esprits. Quelques femmes, toujours les mêmes et tendrement unies, en faisoient l'ornement: c'étoit la belle Desfourniels, qui, pour la régularité, la délicatesse des traits et leur finesse inimitable, étoit le désespoir des plus habiles peintres, et à qui la nature sembloit avoir exprès et à plaisir formé une âme assortie à un si beau corps; c'étoit sa soeur, Mme de Valdec, aussi aimable, quoique moins belle, mère alors bienheureuse de cet infortuné de Lessart que nous avons vu égorger à Versailles avec les autres prisonniers d'Orléans; c'étoit la jeune Desfourniels, depuis comtesse de Chabrillant, qui, sans avoir ni la beauté ni le naturel de sa mère, mêloit avec un peu d'aigreur tant d'agrément du côté de l'esprit qu'on pardonnoit sans peine à sa vivacité ce qu'il y avoit quelquefois de trop piquant dans ses saillies. Une demoiselle Lacome, amie intime de Mme Harenc, avoit parmi ces caractères un ton de raison saine et douce qui se concilioit avec tous. M. de Presle, curieux de toutes les nouveautés littéraires, en faisoit un recueil exquis, et nous en donnoit la primeur. Ce M. de Lantage, dont je viens d'habiter le château dans cette vallée, et son frère aîné, homme d'esprit, passionné pour Rabelais, portoient là le bon goût de l'ancienne gaieté. Je n'oublierai point, en parlant de cette société charmante, le bon M. de l'Osilière, l'homme le plus sincèrement philosophe que j'aie connu après M. de Vauvenargues, et qui, par le contraste de la sagesse de son esprit avec la naïve candeur de son âme et de son langage, faisoit penser à La Fontaine.

C'est là que je fus appelé, et que je fus bientôt chéri comme l'enfant de la maison. Jugez de mon bonheur lorsqu'à tant d'agrémens se trouva joint celui d'avoir pour disciple un jeune homme bien né, d'une innocence pure, d'une docilité parfaite, avec assez d'intelligence et de mémoire pour ne rien perdre de mes leçons. Il est mort avant l'âge d'homme, et en lui la nature a détruit l'un de ses plus charmans ouvrages. Il étoit beau comme Apollon, et je ne m'aperçus jamais qu'il se doutât de sa beauté.

Ce fut auprès de lui, et sans lui dérober aucun des momens et des soins que je devois à ses études, que j'achevai ma tragédie. J'obtins encore le prix de poésie cette année là, et je la compterois parmi les plus heureuses de ma vie, sans le chagrin où me plongea l'événement de la mort de ma mère. Tous les soulagemens et toutes les consolations dont pouvoit être susceptible une douleur si grande, je les trouvai près de Mme Harenc. Je la quittai lorsque le père de mon disciple, lui destinant un autre genre d'instruction, le rappela vers lui; mais depuis, et jusqu'à la mort de cette femme respectable, elle m'a aimé tendrement, et sa maison a été la mienne.

Ma tragédie étant achevée, il étoit temps de la soumettre à la correction de Voltaire; mais Voltaire étoit à Cirey. Le parti le plus sage auroit été d'attendre son retour à Paris, et je le sentois bien. De quel secours n'eussent pas été pour moi l'examen, la critique, le conseil d'un tel maître! Mais plus mon ouvrage eût gagné en passant sous ses yeux, moins il eût été mon ouvrage. Peut-être aussi, en exigeant de moi au delà de mes forces, m'eût-il découragé. Ces réflexions m'engagèrent à prendre ma résolution, et j'allai demander aux comédiens d'entendre la lecture de ma pièce.

Cette lecture fut écoutée avec beaucoup de bienveillance. Les trois premiers actes et le cinquième furent pleinement approuvés; mais on ne me dissimula point que le quatrième étoit trop foible. J'avois eu d'abord pour ce quatrième acte une idée qui m'avoit paru hasardeuse, et que j'avois abandonnée. Je reconnus dans ce moment que, pour avoir voulu être plus sage, je m'étois rendu froid, et la hardiesse me revint. Je demandai trois jours pour travailler, et lecture pour le quatrième. Je dormis peu dans l'intervalle; mais je fus bien payé de cette longue veille par le succès que mon nouvel acte obtint à la lecture, et par l'opinion que ce travail si prompt et si heureux donna de mon talent. Ce fut alors que commencèrent les tribulations d'auteur; et la première eut pour objet la distribution des rôles.

Lorsque les comédiens m'avoient gratuitement accordé mes entrées, Mlle Gaussin avoit été la plus empressée à les solliciter pour moi. Elle étoit en possession de l'emploi des princesses; elle y excelloit dans tous les rôles tendres et qui ne demandoient que l'expression naïve de l'amour et de la douleur. Belle, et du caractère de beauté le plus touchant, avec un son de voix qui alloit au coeur, et un regard qui dans les larmes avoit un charme inexprimable, son naturel, lorsqu'il étoit placé, ne laissoit rien à désirer; et ce vers, adressé à Zaïre par Orosmane:

L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin,

avoit été inspiré par elle. On peut de là juger combien elle étoit chérie du public, et assurée de sa faveur; mais, dans les rôles de fierté, de force et de passion tragique, tous ses moyens étoient trop foibles; et cette mollesse voluptueuse qui convenoit si bien aux rôles tendres étoit tout le contraire de la vigueur que demandoit le rôle de mon héroïne. Cependant Mlle Gaussin n'avoit pas dissimulé le désir de l'avoir; elle me l'avoit témoigné de la manière la plus flatteuse et la plus séduisante en affectant aux deux lectures le plus vif intérêt et pour la pièce et pour l'auteur.

Dans ce temps-là les tragédies nouvelles étoient rares, et plus rares encore les rôles dont on attendoit du succès; mais le motif le plus intéressant pour elle étoit d'ôter ce rôle à l'actrice qui tous les jours lui en enlevoit quelqu'un. Jamais la jalousie du talent n'avoit inspiré plus de haine qu'à la belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avoit pas le même charme dans la figure; mais en elle les traits, la voix, le regard, l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accordoit pour exprimer les passions violentes et les sentimens élevés. Depuis qu'elle s'étoit saisie des rôles de Camille, de Didon, d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avoit fallu les lui céder. Son jeu n'étoit pas encore réglé et modéré comme il l'a été dans la suite, mais il avoit déjà toute la sève et la vigueur d'un grand talent. Il n'y avoit donc pas à balancer entre elle et sa rivale pour un rôle de force, de fierté, d'enthousiasme, tel que le rôle d'Arétie; et, malgré toute ma répugnance à désobliger l'une, je n'hésitai point à l'offrir à l'autre. Le dépit de Gaussin ne put se contenir. Elle dit que «l'on savoit bien par quel genre de séduction Clairon s'étoit fait préférer». Assurément elle avoit tort; mais Clairon, piquée à son tour, m'obligea de la suivre dans la loge de sa rivale; et là, sans m'avoir prévenu de ce qui alloit se passer: «Tenez, Mademoiselle, je vous l'amène, lui dit-elle; et, pour vous faire voir si je l'ai séduit, si j'ai même sollicité la préférence qu'il m'a donnée, je vous déclare, et je lui déclare à lui-même, que, si j'accepte son rôle, ce ne sera que de votre main.» À ces mots, jetant le manuscrit sur la toilette de la loge, elle m'y laissa.

J'avois alors vingt-quatre ans, et je me trouvois tête à tête avec la plus belle personne du monde. Ses mains tremblantes serroient les miennes, et je puis dire que ses beaux yeux étoient en supplians attachés sur les miens. «Que vous ai-je donc fait, me disoit-elle avec sa douce voix, pour mériter l'humiliation et le chagrin que vous me causez? Quand M. de Voltaire a demandé pour vous les entrées de ce spectacle, c'est moi qui ai porté la parole. Quand vous avez lu votre pièce, personne n'a été plus sensible à ses beautés que moi. J'ai bien écouté le rôle d'Arétie, et j'en ai été trop émue pour ne pas me flatter de le rendre comme je l'ai senti. Pourquoi donc me le dérober? Il m'appartient par droit d'ancienneté, et peut-être à quelque autre titre. C'est une injure que vous me faites en le donnant à une autre que moi; et je doute qu'il y ait pour vous de l'avantage. Croyez-moi, ce n'est pas le bruit d'une déclamation forcée qui convient à ce rôle. Réfléchissez-y bien; je tiens à mes propres succès, mais je ne tiens pas moins aux vôtres; et ce seroit pour moi une sensible joie que d'y avoir contribué.»

Il fut pénible, je l'avoue, l'effort que je fis sur moi-même. Mes yeux, mon oreille, mon coeur, étoient exposés sans défense au plus doux des enchantemens. Charmé par tous les sens, ému jusqu'au fond de l'âme, j'étois prêt à céder, à tomber aux genoux de celle qui sembloit disposée à m'y bien recevoir; mais il y alloit du sort de mon ouvrage, mon seul espoir, le bien de mes pauvres enfans; et l'alternative d'un plein succès ou d'une chute étoit si vivement présente à mon esprit que cet intérêt l'emporta sur tous les mouvemens dont j'étois agité.

«Mademoiselle, lui répondis-je, si j'étois assez heureux pour avoir fait un rôle comme ceux d'Andromaque, d'Iphigénie, de Zaïre, ou d'Inès, je serois à vos pieds pour vous prier de l'embellir encore. Personne ne sent mieux que moi le charme que vous ajoutez à l'expression d'une douleur touchante, ou d'un timide et tendre amour; mais malheureusement l'action de ma pièce n'est pas susceptible d'un rôle de ce caractère; et, quoique les moyens qu'exige celui-ci soient moins rares, moins précieux que ce beau naturel dont vous êtes douée, vous m'avouerez vous-même qu'ils sont tout différens; un jour peut-être j'aurai lieu d'employer avec avantage ces doux accens de voix, ces regards enchanteurs, ces larmes éloquentes, cette beauté divine, dans un rôle digne de vous. Laissez les périls et les risques de mon début à celle qui veut bien les courir; et, en vous réservant l'honneur de lui avoir cédé ce rôle, évitez les hasards qu'en le jouant vous-même vous partageriez avec moi.—C'en est assez, dit-elle avec un dépit renfermé. Vous le voulez; je le lui cède.» Alors, prenant sur sa toilette le manuscrit du rôle, elle descendit avec moi, et, retrouvant Clairon dans le foyer: «Je vous le rends, et sans regret, ce rôle dont vous attendez tant de succès et tant de gloire, dit-elle d'un air ironique. Je pense, comme vous, qu'il vous va mieux qu'à moi.» Mlle Clairon le reçut avec une fierté modeste; et moi, les yeux baissés et en silence, je laissai passer ce moment. Mais le soir à souper, tête à tête avec mon actrice, je respirai en liberté de la gêne où elle m'avoit mis. Elle ne fut pas peu sensible à la constance avec laquelle j'avois soutenu cette épreuve, et ce fut là que prit naissance cette amitié durable qui a vieilli avec nous.

Ce rôle ne fut pas le seul pour lequel je fus tracassé; l'acteur à qui je destinois celui de Denys le père, Grandval, le refusa, et ne voulut jouer que celui du jeune Denys. Il me fallut donner le premier à un acteur appelé Ribou, plus jeune que Grandval. Ribou étoit un garçon beau et bien fait, et dans son action il ne manquoit pas de noblesse; mais il manquoit d'intelligence et d'instruction, au point qu'il fallut lui expliquer son rôle en langue vulgaire, et le lui montrer mot à mot comme à un enfant. Cependant, à force de peine et de leçons, je le mis en état de le jouer passablement; et, avec quelque déguisement dans le costume, il en prit assez bien le caractère pour ne pas nuire, par sa jeunesse, à l'illusion théâtrale.

Vint le moment des répétitions. Ce fut là que les connoisseurs commencèrent à me juger. J'ai parlé de ce quatrième acte que j'avois moi-même d'abord trouvé trop hasardeux: ce fut surtout à celui-là qu'ils s'attachèrent. Le moment critique étoit celui où Denys le jeune retient sa maîtresse en otage dans le palais de son père pour désarmer les factieux. Mlle Clairon entendoit dire que c'étoit là l'écueil où la pièce alloit échouer, et qu'elle n'iroit pas plus loin. Elle me proposa d'assembler chez elle un petit nombre de gens de goût qu'elle consultoit elle-même, de leur lire ma pièce, et, sans les prévenir sur la situation dont nous étions en peine, de voir ce qu'ils en penseroient; je me soumis, comme vous croyez bien, et le conseil fut assemblé. Voici comment il étoit composé.

C'étoit ce d'Argental, l'âme damnée de Voltaire, et l'ennemi de tous les talens qui menaçoient de réussir. C'étoit l'abbé de Chauvelin, le dénonciateur des jésuites, et à qui ce rôle odieux donna quelque célébrité. C'est de lui qu'on a dit:

     Quelle est cette grotesque ébauche?
     Est-ce un homme? est-ce un sapajou?
     Cela parle, etc.

C'étoit le comte de Praslin, qui, comme d'Argental, n'existoit que dans les coulisses avant que le duc de Choiseul, son cousin, eût donné l'importance de l'ambassade et du ministère à sa triste inutilité. C'étoit enfin ce vilain marquis de Thibouville, distingué parmi les infâmes par l'impudence du plus sale des vices et les raffinemens d'un luxe dégoûtant de mollesse et de vanité. Le seul mérite de cet homme abreuvé de honte étoit de réciter des vers d'une voix éteinte et cassée, et avec une afféterie qui se ressentoit de ses moeurs.

Comment ces personnages avoient-ils du crédit, de l'autorité, au théâtre? En courtisant Voltaire, qui ne dédaignoit pas assez l'hommage de ces vils complaisans, et en faisant accroire au petit duc d'Aumont qu'il ne pouvoit mieux se conduire dans le gouvernement du Théâtre-François qu'en suivant les conseils des amis de Voltaire. Ma jeune actrice s'en laissoit imposer par l'air de conséquence et de capacité que se donnoient ces messieurs-là, et moi j'étois frappé de son respect pour leurs lumières. Je leur lus mon ouvrage. Ils l'écoutèrent avec le plus grave silence; et, après la la lecture, Mlle Clairon, les ayant assurés de ma docilité, les pria de me dire librement leur avis. Ce fut à d'Argental que l'on déféra la parole. On sait comment il opinoit: des demi-mots, des réticences, des phrases indécises, du vague et de l'obscurité, ce fut tout ce que j'en tirai; et, en bâillant comme une carpe, il prononça enfin qu'il falloit voir comment tout cela seroit pris. Après lui, M. de Praslin dit qu'en effet, dans cette pièce, il y avoit bien des choses qui méritoient réflexion; et, d'un ton sentencieux, il me conseilla… d'y penser. L'abbé de Chauvelin, en remuant ses jambes de basset du haut de son fauteuil, assura qu'on se trompoit fort si l'on croyoit qu'une tragédie fût une chose si facile; que le plan, l'intrigue, les moeurs, les caractères, la diction, le tout ensemble à composer, n'étoient rien moins qu'un jeu d'enfant, et que pour lui, sans juger la mienne à la rigueur, il y reconnoissoit l'ouvrage d'un jeune homme; que, du reste, il s'en référoit à l'opinion de M. d'Argental. Thibouville, à son tour, parla; et, en se flattant le menton de la main pour faire admirer sa turquoise, il dit qu'il croyoit se connoître un peu en vers tragiques: «Il en avoit tant récité, il en avoit tant fait lui-même, qu'il devoit savoir en juger; mais le moyen d'entrer dans ces détails d'après une simple lecture! Il ne pouvoit que me renvoyer aux modèles de l'art: les nommer, c'étoit dire assez ce qu'il vouloit me faire; et, en lisant Racine et M. de Voltaire, il étoit bien aisé de voir de quel style ils avoient écrit.»

Comme, en les écoutant de toutes mes oreilles, je n'avois rien entendu de net et de précis sur mon ouvrage, il me vint dans l'idée que, par ménagement, ils avoient pris, en parlant devant moi, ce langage insignifiant. «Je vous laisse avec ces messieurs, dis-je tout bas à mon actrice; ils s'expliqueront mieux quand je n'y serai plus.» Et le soir en la revoyant: «Eh bien! lui demandai-je, ont-ils parlé de moi absent plus clairement qu'en ma présence?—Vraiment, me dit-elle en riant, ils ont parlé tout à leur aise.—Et qu'ont-ils dit?—Ils ont dit qu'il étoit possible que cet ouvrage eût du succès, mais qu'il étoit possible aussi qu'il n'en eût pas. Et, toute réflexion faite, l'un ne répond de rien, l'autre n'ose rien assurer.—Mais n'ont-ils fait aucune observation particulière? Et par exemple sur le sujet?—Ah! le sujet! c'est là le point critique. Cependant que sait-on? le public est si journalier!—Et de l'action, que leur en semble?—Pour l'action, Praslin ne sait qu'en dire, d'Argental ne sait qu'en penser, et les deux autres sont d'avis qu'il faut la juger au théâtre.—N'ont-ils rien dit des caractères?—Ils ont dit que le mien seroit assez beau, si…; que celui de Denys seroit assez bien, mais…—Eh bien! si, mais? Après?—Ils se sont regardés et n'en ont pas dit davantage.—Et ce quatrième acte, qu'en pensent-ils?—Oh! pour le quatrième acte, son sort est décidé: il tombera ou il ira aux nues.—Allons, j'en accepte l'augure, repris-je vivement, et c'est de vous, Mademoiselle, qu'il dépend de déterminer la prédiction en ma faveur.—Comment?—En voici le moyen. Dans le moment où le jeune Denys s'oppose à votre délivrance, si vous voyez le public s'émouvoir contre cet effort de vertu, n'attendez pas qu'il en murmure, et, pressant la réplique, faites sonner ces vers:

Va, ne crains rien, Denys n'a rien appris encore, etc.

L'actrice m'entendit, et l'on verra bientôt qu'elle passa mon espérance.

Durant les répétitions de ma pièce, il m'arriva une aventure que j'ai racontée à mes enfans, mais que je veux leur retracer. Il y avoit plus de deux ans que j'étois parti de Toulouse, et je n'avois payé qu'un an de la pension de mon frère au séminaire des Irlandois. J'en devois une année entière, et, avec bien de l'économie, j'avois mis en réserve mes cent écus pour la payer; mais je voulois pouvoir sûrement et sans frais les faire parvenir à leur destination. Boubée, avocat de Toulouse et académicien des Jeux Floraux, se trouvoit alors à Paris, j'allai le voir; et, en présence d'un homme décoré qui m'étoit inconnu, je lui demandai s'il n'avoit pas quelque occasion sûre pour faire passer mon argent. Il me dit n'en avoir aucune. «Eh! sandis! s'écria l'homme au cordon rouge (que je prenois pour un militaire, et qui n'étoit qu'un chevalier du Christ), c'est, je crois, M. Marmontel que j'ai le bonheur de rencontrer ici. Il ne reconnoît pas ses amis de Toulouse.» Je lui avouai avec confusion que je ne savois point à qui j'avois l'honneur de parler. «C'est, reprit-il, à ce chevalier d'Ambelot qui vous applaudissoit de si bon coeur quand vous receviez des couronnes. Eh bien! tout ingrat que vous êtes, ce sera moi qui vous rendrai le petit service de faire compter vos cent écus au séminaire des Irlandois. Donnez-moi votre adresse. Vous recevrez de moi demain matin une lettre de change de cette somme, payable à vue; et, quand le supérieur vous marquera que l'argent lui aura été compté, vous me le remettrez ici tout à votre aise.» Rien de plus obligeant: aussi remerciai-je bien monsieur le chevalier de son empressement à me rendre ce bon office.

Alors, la conversation s'étant égayée sur Toulouse, et moi m'étant mis à vanter l'originalité piquante de l'esprit de ce pays-là: «Je suis fâché, me dit Boubée, que vous, qui fréquentiez notre barreau, ne vous y soyez pas trouvé quand j'ai plaidé la cause du peintre de l'Hôtel de ville. Vous le connoissez, ce Cammas, si laid, si bête, qui tous les ans barbouille au Capitole les effigies des nouveaux capitouls. Une coquine du voisinage l'accusoit de l'avoir séduite. Elle étoit grosse: elle demandoit qu'il l'épousât, ou qu'il lui payât les dommages d'une innocence qu'elle avoit mise au pillage depuis quinze ans. Le pauvre diable étoit désolé; il vint me conter sa disgrâce. Il me jura que c'étoit elle qui l'avoit suborné; il vouloit même expliquer à ses juges comme elle s'y étoit prise, et m'offroit d'en faire un tableau qu'il exposeroit à l'audience. «Tais-toi, lui dis-je; avec ce gros museau, il te sied bien de faire le jouvenceau qu'on a séduit! Je plaiderai ta cause et je te tirerai d'affaire, si tu veux me promettre de te tenir tranquille auprès de moi à l'audience, et de ne pas souffler le mot, quoi que je dise, entends-tu bien? sans quoi tu serois condamné.» Il me promit tout ce que je voulus. Le jour donc arrivé et la cause appelée, je laissai mon adversaire déclamer amplement sur la pudeur, sur la foiblesse et la fragilité du sexe, et sur les artifices et les pièges qu'on lui tendoit. Après quoi prenant la parole: «Je plaide dis-je, pour un laid, je plaide pour un gueux, je plaide pour un sot (il voulut murmurer, mais je lui imposai silence). Pour un laid, Messieurs, le voilà; pour un gueux, Messieurs, c'est un peintre, et, qui pis est, le peintre de la ville; pour un sot, que la cour se donne la peine de l'interroger.» Ces trois grandes vérités une fois établies, je raisonne ainsi: «On ne peut séduire que par l'argent, par l'esprit, ou par la figure. Or ma partie n'a pu séduire par l'argent, puisque c'est un gueux; par l'esprit, puisque c'est un sot; par la figure, puisque c'est un laid, et le plus laid des hommes: d'où je conclus qu'il est faussement accusé.» Mes conclusions furent admises, et je gagnai tout d'une voix.»

Je promis à Boubée de ne pas oublier un mot d'un si beau plaidoyer; et, en m'en allant, je remerciai de nouveau le chevalier d'Ambelot du service qu'il m'alloit rendre. Le lendemain un grand laquais en livrée, et coiffé d'un chapeau bordé d'un large point d'Espagne, m'apporta la lettre de change, que je fis partir sur-le-champ.

Trois jours après, en passant le matin par la rue de la Comédie-Françoise, je m'entends appeler du haut d'un second étage. C'étoit un Languedocien nommé Favier[46], fort connu depuis, qui, par sa fenêtre m'invitoit à monter chez lui. Je monte, et, dans sa chambre, autour d'une table couverte d'huîtres, je trouve cinq ou six Gascons. «Mon ami, me dit-il, une petite incommodité m'oblige de garder la chambre. Ces messieurs veulent bien m'y tenir compagnie; nous déjeunons ensemble, déjeunez avec nous.» Sa petite incommodité étoit une sentence des consuls qui portoit contrainte par corps. Favier étoit noyé de dettes; mais, comme il avoit encore ce jour-là crédit chez le marchand de vin, le boulanger et l'écaillère, il nous donnoit des huîtres et du vin de Champagne aussi amplement et aussi gaiement que s'il avoit été dans l'opulence. L'insouciance d'un sauvage, avec la plus profonde dissolution de moeurs, formoit le caractère de cet homme, d'ailleurs aimable, plein d'esprit et de connoissances, parlant bien et facilement, doué du talent des affaires, et tel qu'avec moins d'indolence et moins d'abandon de lui-même il eût été capable de remplir les plus grands emplois. Je le fréquentois peu, mais il m'intéressoit par sa franchise, sa gaieté, son éloquence naturelle, et, puisqu'il faut le dire, par cet épicurisme qui, chez lui comme dans Horace, avoit un attrait dangereux.

Mon chevalier au cordon rouge, d'Ambelot, étoit l'un des convives du déjeuner. Je lui renouvelai encore mes remerciemens de sa lettre de change. «Vous vous moquez, me dit-il; c'est le plus léger service que nous puissions nous rendre entre compatriotes: car vous avez beau dire, vous êtes Toulousain; nous voulons que vous le soyez.» Et, me voyant prêt à m'en aller: «Je m'en vais aussi, me dit-il; j'ai là-bas mon carrosse: où voulez-vous que je vous mène?» Je refusai; il insista, et me fit monter dans sa voiture. «Permettez-moi seulement, reprit-il, de passer à la porte de l'un de mes amis dans la rue du Colombier. Je n'ai que deux mots à lui dire: je serai à vous dans l'instant. Vous venez de voir, continua le fourbe, ce bon Favier: c'est le plus galant homme et le plus généreux; mais nul ordre, nulle conduite. Il a été riche, et il s'est ruiné; mais il n'en est pas moins prodigue. Dans ce moment il est dans la peine; je vais l'en tirer si je puis, car il faut bien aider ses amis au besoin.»

Arrivé à l'hôtel où il disoit avoir affaire, il descendit de sa voiture, et le moment d'après il revint avec de l'humeur et murmurant tout bas. Je le vis hérissé, je lui en demandai la cause. «Mon ami, me dit-il, vous êtes jeune et nouveau dans le monde; prenez bien garde à qui vous vous fierez, car il y a bien peu de gens sûrs! Celui-ci, par exemple, un homme à qui j'aurois confié ma fortune, le marquis de Montgaillard…—Je le connois. Qu'a-t-il donc fait qui vous anime contre lui?—Hier au soir (mais je vous confie ceci sous le secret: n'en parlez à personne; je ne veux pas le perdre), hier au soir, dans une maison où l'on jouoit, il eut la rage de se mettre au jeu. Moi qui ne joue jamais, je voulus l'en dissuader. Il ne m'écouta point: il ponte, il perd; il double, il redouble son jeu, il perd tout son argent. Il vient à moi, et me conjure de lui prêter ce que j'en ai. Je n'avois que douze louis, et j'avois donné ma parole à ce bon Favier de les lui apporter ce matin pour payer une dette urgente. J'expose à Montgaillard le besoin que j'en ai, sans lui dire pour quel usage. Il me promet, parole d'honneur, de me les rendre ce matin. Je les lui donne: il les joue, il les perd; et, quand je crois venir les toucher, mon homme est sorti ou il se fait celer, et ce pauvre Favier, qui les attend, va croire que je lui manque de parole, moi qui n'en ai manqué de ma vie à personne! Ah! je suis indigné. Et n'ai-je pas raison de l'être! Vous, Monsieur, qui vous connoissez en procédés, dites-moi, n'ai-je pas raison?—Monsieur le chevalier, lui dis-je, il y a trois jours que votre lettre de change est partie. Je vous en suis donc redevable dès à présent, et je vais m'acquitter.—Eh! non, me dit-il, non, j'emprunterai plutôt.—Assurément, lui dis-je, c'est ce que je ne souffrirai pas. Cet argent dans mes mains resteroit inutile; et, puisqu'il vous est nécessaire, il est à vous. Trouvez bon, s'il vous plaît, que sur l'heure il vous soit remis.» Il fit la plus belle défense; mais de mon côté je m'obstinai si fort qu'il fallut me céder et recevoir mes cent écus.

Quelques jours après, une lettre du supérieur du séminaire fut pour moi un coup de massue. Dans cette lettre, il me reprochoit de m'être moqué de lui en lui envoyant un chiffon. «L'homme sur qui votre aventurier a eu l'impudence de tirer une lettre de change, m'écrivoit-il, ne lui doit rien. Je l'ai fait protester, et je vous la renvoie.» Jugez de ma fureur. C'étoit à mes yeux un grand crime que de m'avoir escamoté mes pauvres cent écus; mais une trahison bien plus horrible étoit de m'avoir fait passer, sinon pour un malhonnête homme, du moins pour un homme léger. «Juste Ciel! m'écriai-je; et de quel oeil mon frère est-il regardé dans ce moment?» Outré de douleur et de colère, et l'épée au côté (car en me vouant au théâtre j'avois changé d'état), je cours chez d'Ambelot, je le demande. «Ah! le malheureux! me répond le portier de l'hôtel, il est au For-l'Évêque. Il nous a escroqué à tous le peu d'argent que nous avions.» Je ne le fis pas écrouer dans sa prison, mais peu de temps après j'appris qu'il y étoit mort, et je n'en fus point affligé.

Le jour de ma mésaventure, j'allai répandre mon chagrin dans le sein de Mme Harenc. «Assurément, dit-elle, c'est bien là voler sur l'autel.» Et puis: «Vous soupez avec moi? me demanda-t-elle.—Oui, Madame.—Je vous laisse donc un moment.» Elle revint quelques instans après. «Je pense, reprit-elle, à votre pauvre frère; c'est peut-être sur lui que tombe l'humeur de ce prêtre irlandois. Dès demain, mon ami, il faut lui envoyer une meilleure lettre de change.—Oui, Madame, lui dis-je, telle est mon intention. Indiquez-moi seulement un banquier.—Vous en aurez un. À présent, parlons de vos répétitions. Vont-elles bien? En êtes-vous content?» Je lui confiai mes inquiétudes sur l'obscurité des oracles qui m'avoient été prononcés chez Mlle Clairon. Elle en rit de bon coeur. «Savez-vous, me dit-elle, ce qui en arrivera? Si votre pièce a du succès, ils l'auront prédit; si elle tombe, ils l'auront annoncé. Mais, qu'elle tombe ou qu'elle réussisse, souvenez-vous que ce jour-là vous soupez chez moi avec nos amis, car nous voulons nous réjouir ou nous affliger avec vous.»

Comme elle parloit avec cette bonté, son homme d'affaires vint lui dire deux mots; et quand il fut sorti: «Tenez, me dit-elle, voici une lettre de change payable à vue plus sûrement que celle de votre chevalier»; et lorsque je parlai d'en remettre la somme: «Denys, me dit-elle, Denys en est le débiteur; il s'acquittera bien.»

Dès lors je ne fus plus inquiet que du sort de ma tragédie, et c'étoit bien assez. L'événement en étoit pour moi d'une telle importance qu'on me pardonnera, j'espère, les momens de foiblesse dont je vais m'accuser.

Dans ce temps-là l'auteur d'une pièce nouvelle avoit pour lui et pour ses amis une petite loge grillée aux troisièmes sur l'avant-scène, dont je puis dire que la banquette étoit un vrai fagot d'épines. Je m'y rendis demi-heure avant qu'on ne levât la toile, et jusque-là je conservai assez de force dans mes angoisses; mais, au bruit que la toile fit à mon oreille en se levant, mon sang se gela dans mes veines[47].

On eut beau me faire respirer des liqueurs, je ne revenois point. Ce ne fut qu'à la fin du premier monologue, au bruit des applaudissemens, que je fus ranimé. Dès ce moment tout alla bien, et de mieux en mieux, jusqu'à l'endroit du quatrième acte dont on m'avoit tant menacé; mais, à l'approche de ce moment, je fus saisi d'un tremblement si fort que, sans exagérer, les dents me claquoient dans la bouche. Si les grandes révolutions qui se passent dans l'âme et dans les sens étoient mortelles, je serois mort de celle qui se fit en moi lorsqu'à l'heureuse violence que fit aux spectateurs la sublime Clairon en prononçant ces vers:

Va, ne crains rien, etc.,

toute la salle retentit d'applaudissemens redoublés. Jamais d'une frayeur plus vive on n'a passé à une plus soudaine et plus sensible joie; et, tout le reste du spectacle, ce dernier sentiment me remua le coeur et l'âme avec tant de violence que ma respiration n'étoit que des sanglots.

Au moment de la catastrophe, lorsqu'au bruit des applaudissemens et des acclamations du parterre qui me demandoit à grands cris, on vint me dire qu'il falloit descendre et me montrer sur le théâtre, il me fut impossible de me traîner seul jusque-là; mes jambes fléchissoient sous moi; il fallut que l'on me soutînt.

Mérope avoit été la première pièce où l'on eût demandé l'auteur, et Denys étoit la seconde. Ce qui depuis est devenu si commun et si peu flatteur étoit donc honorable encore, et aux trois premières représentations cet honneur me fut accordé; mais cette espèce d'enivrement avoit pour cause des circonstances qui relevoient excessivement le mérite de mon ouvrage. Crébillon étoit vieux, Voltaire vieillissoit; aucun jeune homme, entre eux et moi, ne s'offroit pour les remplacer. J'avois l'air de tomber des nues; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limosin de vingt-quatre ans, sembloit promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisirs le public se complaît d'abord à exagérer ses espérances; mais malheur à qui les déçoit! Ce fut ce que la réflexion ne tarda pas à me faire connoître, et ce dont les critiques s'empressèrent de m'avertir.

J'eus cependant quelques jours d'un bonheur pur et calme, et cette jouissance me fut surtout bien douce dans le souper que je fis chez Mme Harenc. M. de Presle m'y ramena après le spectacle. Sa bonne mère, qui m'attendoit, me reçut dans ses bras; et, en apprenant mon succès, elle m'arrosa de ses larmes. Un accueil si touchant me rappela ma mère, et à l'instant un flot d'amertume se mêlant à ma joie: «Ah! Madame! lui dis-je en fondant en pleurs, que ne vit-elle encore, cette mère si tendre que vous me rappelez! Elle m'embrasseroit aussi, et elle seroit bien heureuse!» Nos amis arrivèrent, croyant n'avoir qu'à me féliciter. «Venez, leur dit Mme Harenc, consoler ce pauvre garçon. Le voilà qui pleure sa mère, qui auroit été, dit-il, si heureuse dans ce moment.»

Ce retour de douleur ne fut que passager, et bientôt l'amitié que l'on me témoignoit se saisit de toute mon âme. Ah! si dans le malheur c'est un soulagement que de communiquer ses peines, dans le bonheur c'est une volupté bien vive et bien délicieuse que de trouver des coeurs qui le partagent avec nous! J'ai toujours éprouvé qu'il m'étoit plus facile de me suffire à moi-même dans le chagrin que dans la joie. Dès que mon âme est triste, elle veut être seule. C'est pour être heureux avec moi que j'ai besoin de mes amis.

Dès que le sort de ma pièce fut décidé, j'en fis part à Voltaire, et en même temps je le priai de permettre qu'elle lui fût dédiée. On peut voir dans le recueil de ses lettres avec quelle satisfaction il apprit mon succès et avec quelle bonté il en reçut l'hommage.

La même année que j'avois eu le malheur de perdre ma mère, Vauvenargues étoit mort; j'avois besoin de me soulager des regrets que j'en ressentois, et, dans mon épître à Voltaire, il me fut doux de les répandre. Cette épître est de tous mes ouvrages celui que j'ai écrit avec le plus de rapidité. Les vers couloient de source; je la fis dans une soirée, et depuis je n'y ai rien changé.

Ce que m'avoit prédit Voltaire m'arriva. En un jour, presque en un moment, je me trouvai riche et célèbre. Je fis de ma richesse l'usage convenable. Il n'en fut pas de même de ma célébrité. Elle devint la cause de ma dissipation et la source de mes erreurs. Jusque-là ma vie avoit été obscure et retirée. Je logeois dans la rue des Mathurins, avec deux hommes studieux, Lavirotte[48] et l'abbé de Prades: celui-ci occupé à traduire la théologie d'Huet[49], et l'autre la physique de Mac-Laurin, disciple de Newton. Avec nous demeuraient aussi deux abbés gascons[50], aimables fainéans, d'une gaieté intarissable, lesquels alloient courant le monde, tandis que nous étions appliqués au travail, et revenoient le soir nous réjouir des nouvelles qu'ils avoient recueillies, ou des contes qu'ils inventoient. Les maisons que je fréquentois étoient celles de Mme Harenc et de Mme Desfourniels, son amie, où j'étois toujours désiré; celle de Voltaire, où je jouissois avec délices des entretiens de mon illustre maître, et celle de Mme Denis, sa nièce, femme aimable avec sa laideur, et dont l'esprit naturel et facile avoit pris la teinture de l'esprit de son oncle, de son goût, de son enjouement, de son exquise politesse, assez pour faire rechercher et chérir sa société. Toutes ces liaisons contribuoient à me remplir l'âme et l'esprit de courage et d'émulation, et à répandre dans mon travail plus de chaleur et de lumière.

Surtout quelle école pour moi que celle où tous les jours, depuis deux ans, l'amitié des deux hommes les plus éclairés de leur siècle m'avoit permis d'aller m'instruire! Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues étoient ce que jamais on put entendre de plus riche et de plus fécond: c'étoit, du côté de Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressans et de traits de lumière; c'étoit, du côté de Vauvenargues, une éloquence pleine d'aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d'esprit, de douceur et de bonne foi; et, ce qui me charmoit plus encore, c'étoit, d'un côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, de l'autre, la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues: l'un et l'autre, sans se flatter, ni par de vaines adulations, ni par de molles complaisances, s'honoroient à mes yeux par une liberté de pensée qui ne troubloit jamais l'harmonie et l'accord de leurs sentimens mutuels. Mais dans le moment dont je parle, l'un de ces deux amis illustres n'étoit plus, et l'autre étoit absent. Je fus trop livré à moi-même.

Après le succès de Denys, un monde curieux, séduisant et frivole s'étant saisi de moi, je me vis emporté dans le tourbillon de Paris. C'étoit comme une mode d'attirer, de montrer chez soi l'auteur de la pièce nouvelle; et moi, flatté de cet empressement, je ne savois pas m'en défendre. Tous les jours invité à des dîners, à des soupers, dont les hôtes et les convives m'étoient également nouveaux, je me laissois comme enlever d'une société dans une autre, sans savoir bien souvent où j'allois ni d'où je venois: si fatigué de la mobilité perpétuelle de ce spectacle que, dans mes momens de repos, je n'avois plus la force de m'appliquer à rien. Cependant cette variété, ce mouvement de scènes, me plaisoient, je l'avoue, et mes amis eux-mêmes, en me recommandant la sagesse et la modestie, pensoient que je devois céder à ce premier désir qu'on avoit de me voir. «Si ce n'est pas de l'amitié, ce sera, disoient-ils, de la bienveillance et de l'estime personnelle que vous vous acquerrez en vous conduisant bien. Vous avez besoin de connoître les moeurs, les goûts, le ton, les usages du monde; ce n'est qu'en le voyant de près que l'on peut bien l'étudier, et vous êtes heureux d'y être si favorablement et de si bonne heure introduit.»

Ah! mes amis avoient raison, si j'avois su modérément profiter de cet avantage; mais une extrême facilité fut le défaut de ma jeunesse, et, lorsque l'occasion eut l'attrait du plaisir, je n'y sus jamais résister.

Dans ce temps de dissipation et d'étourdissement, je vis un jour arriver chez moi un certain Monet, qui depuis fut directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connoissois pas. «Monsieur, me dit-il, je suis chargé auprès de vous d'une commission qui, je crois, ne vous déplaira point. N'avez-vous pas entendu parler de Mlle Navarre[51]?» Je lui répondis que ce nom étoit nouveau pour moi. «C'est, poursuivit Monet, le prodige de notre siècle pour l'esprit et pour la beauté. Elle vient de Bruxelles, où elle faisoit l'ornement et les délices de la cour du maréchal de Saxe; elle a vu Denys le Tyran; elle brûle d'envie d'en connoître l'auteur, et m'envoie vous inviter à dîner aujourd'hui chez elle.» Je m'y engageai sans peine.

Jamais je n'ai été plus ébloui que je le fus en la voyant. Elle avoit encore plus d'éclat que de beauté. Vêtue en Polonoise, de la manière la plus galante, deux longues tresses flottoient sur ses épaules; et sur sa tête des fleurs jonquilles, mêlées parmi ses cheveux, relevoient merveilleusement l'éclat de ce beau teint de brune qu'animoient de leurs feux deux yeux étincelans. L'accueil qu'elle me fit redoubla le péril de voir de si près tant de charmes; et son langage eut bientôt confirmé l'éloge qu'on m'avoit fait de son esprit. Ah! mes enfans! si j'avois pu prévoir tous les chagrins que ce jour devoit me causer, avec quel mouvement d'effroi ne me serois-je pas sauvé du danger que j'allois courir! Ce ne sont point ici des fables; c'est l'exemple de votre père qui va vous apprendre à redouter la plus séduisante des passions.

Parmi les convives que mon enchanteresse avoit réunis ce jour-là, je trouvai des gens instruits, des gens aimables. Le dîner fut brillant de galanterie et de gaieté, mais avec bienséance. Mlle Navarre savoit tenir d'une main légère les rênes de la liberté. Elle savoit aussi mesurer ses attentions; et, jusque vers la fin du dîner, elle les distribua si bien que personne n'eut à se plaindre; mais insensiblement elles se fixèrent sur moi d'une manière si marquée, et à la la promenade, dans son jardin, elle laissa si clairement apercevoir l'envie d'être seule avec moi, que les convives, l'un après l'autre et sans bruit, s'écoulèrent. Tandis qu'ils défiloient, son maître de danse arriva. Je lui vis prendre sa leçon. La danse qu'elle exécuta étoit connue alors sous le nom de l'Aimable vainqueur. Elle y déploya toutes les grâces d'une taille élégante, avec des mouvemens, des pas, des attitudes tantôt fières, et tantôt remplies de mollesse et de volupté. La leçon ne dura guère plus d'un quart d'heure, et Lany fut congédié. Alors, en fredonnant l'air qu'elle avoit dansé, Mlle Navarre me demanda si je savois les paroles de cet air-là. Je les savois; en voici le début:

     Aimable vainqueur,
     Fier tyran d'un coeur,
     Amour, dont l'empire
       Et le martyre
     Sont pleins de douceur! etc.

«Si je ne savois pas ces paroles, je les inventerois, lui dis-je, tant le moment est propre à me les inspirer!» Une conversation qui commençoit ainsi ne devoit pas sitôt finir. Nous passâmes la soirée ensemble; et, dans quelques momens tranquilles, elle me demanda quel étoit le nouvel ouvrage dont j'étois occupé. Je lui en dis le sujet, et je lui en exposai le plan; mais je me plaignis de la dissipation involontaire à laquelle j'étois forcé. «Voulez-vous, me dit-elle, travailler en paix, à votre aise, et sans distraction? venez-vous-en passer quelques mois en Champagne, dans le village d'Avenay, où mon père a des vignes et une petite maison[52]. Mon père est à Bruxelles, à la tête d'un magasin qu'il ne peut quitter; et c'est moi qui viens vaquer à ses affaires. Je pars demain pour Avenay; j'y serai seule, jusque après les vendanges. Dès que j'aurai tout arrangé pour vous y recevoir, venez m'y joindre. Il y aura bien du malheur si, avec moi et d'excellent vin de Champagne, vous ne faites pas de beaux vers.» Quelle raison, quelle sagesse, quelle force, aurois-je opposées au charme irrésistible d'une pareille invitation? Je promis de partir au premier signal qu'elle me donnerait. Elle exigea de moi ma parole la plus sacrée de n'avoir aucun confident. Elle avoit, disoit-elle, les plus fortes raisons de cacher notre intelligence.

Depuis son départ jusqu'au mien pour Avenay l'intervalle fut de deux mois; et, quoiqu'il fût rempli par une correspondance assidue et très animée, tout ce qui dans l'absence peut le plus vivement intéresser l'esprit et l'âme ne me sauvoit pas de l'ennui. Les lettres que je recevois, inspirées par une imagination vive et brillante, en exaltant la mienne par les plus doux prestiges, ne me faisoient que plus ardemment désirer de revoir celle qui, même en son absence, me causoit ces ravissemens. J'employai ce temps-là à dénouer le plus grand nombre des liaisons que j'avois formées, faisant entendre aux uns que mon nouveau travail me demandoit la solitude, et prétextant avec les autres un voyage dans mon pays. Sans m'expliquer avec Mme Harenc ni avec Mlle Clairon, je prévins leurs inquiétudes; mais, redoutant la curiosité et la pénétration de Mme Denis, je gardai avec elle un silence absolu sur mon projet d'évasion. Ce fut un tort, je le confesse. Son amitié pour moi n'avoit pas attendu des succès pour se déclarer. Inconnu dans le monde, j'étois reçu chez elle aussi cordialement que chez monsieur son oncle. Rien n'étoit négligé de tout ce qui pouvoit me rendre sa maison agréable. Mes amis y étoient accueillis; ils étoient devenus les siens. Mon vieil ami l'abbé Raynal se souvient, comme moi, des soupers agréables que nous faisions chez elle. L'abbé Mignot son frère, le bon Cideville, mes deux abbés gascons de la rue des Mathurins, y portoient une gaieté franche; et moi, jeune et jovial encore, je puis dire qu'à ces soupers j'étois le héros de la table; j'y avois la verve de la folie. La dame et ses convives n'étoient guère plus sages ni moins joyeux que moi; et, quand Voltaire pouvoit s'échapper des liens de sa marquise du Châtelet, et de ses soupers du grand monde, il étoit trop heureux de venir rire aux éclats avec nous. Ah! pourquoi ce bonheur facile, égal, paisible, inaltérable, ne suffisoit-il pas à mes désirs? Que falloit-il de plus à mes délassemens, à la fin d'un long jour de travail et d'étude, et que voulois-je aller chercher dans ce dangereux Avenay?

Elle arriva enfin, cette lettre tant désirée, si impatiemment attendue, qui devoit marquer mon départ. Je logeois seul alors dans le voisinage du Louvre. Délivré du souci de la dépense de ma table, je m'étois séparé de mes compagnons de ménage, n'ayant à mon service qu'une vieille femme à six francs par mois, et qu'un barbier au même prix. Ce fut à mon barbier que je confiai le soin de me trouver un courrier de la poste aux lettres, qui, dans sa carriole, voulût me porter jusqu'à Reims avec ma petite valise. Il s'en offrit un à point nommé, et je partis. De Reims à Avenay j'allai à franc étrier, et, quoiqu'on dise que l'amour a des ailes, en vérité il n'en eut pas pour moi: j'étois brisé en arrivant.

Ici, mes enfans, je jette un voile sur mes déplorables folies. Quoique ce temps soit éloigné, et que je fusse bien jeune encore, ce n'est pas dans un état d'enivrement et de délire que je veux paroître à vos yeux.

Mais ce que vous devez savoir, c'est que les perfides douceurs dont j'étois abreuvé furent mêlées des plus affreuses amertumes; que la plus séduisante des femmes étoit en même temps la plus capricieuse; que, parmi ses enchantemens, sa coquetterie inventoit à chaque instant quelque moyen nouveau d'exercer sur moi son empire; qu'à tout moment sa volonté changeoit, et qu'à tout moment il falloit que la mienne lui fût soumise; qu'elle sembloit se faire un jeu d'avoir en moi, tour à tour, presque en même temps, l'amant le plus heureux, et le plus malheureux esclave. Nous étions seuls, et elle avoit l'art de troubler notre solitude par des incidens imprévus. La mobilité de ses nerfs, la vivacité singulière des esprits qui les animoient, lui causoient des vapeurs, qui seules auraient fait mon tourment. Lorsqu'elle étoit le plus brillante d'enjouement et de santé, ses accès lui prenoient par des éclats de rire involontaires; au rire succédoient une tension dans tous ses membres, un tremblement et des mouvemens convulsifs qui se terminoient par des larmes. Ces accidens étoient plus douloureux pour moi que pour elle-même; mais ils me la rendoient plus chère et plus intéressante encore; heureux si ses caprices n'avoient pas occupé l'intervalle de ses vapeurs! Tête à tête au milieu des vignes de Champagne, quels moyens d'affliger et de tourmenter un jeune homme? C'étoit là son étude, c'étoit là son génie. Tous les jours elle imaginoit quelque nouvelle épreuve à faire sur mon âme. C'étoit comme un roman qu'elle composoit en action, et dont elle amenoit les scènes.

Les religieuses du village lui refusoient-elles l'entrée de leur jardin, c'étoit pour elle une privation odieuse et insoutenable; toute autre promenade lui étoit insipide. Il falloit, avec elle, escalader les murs du jardin défendu. Le garde venoit avec son fusil nous prier d'en sortir; elle n'en tenoit compte. Il me couchoit en joue; elle observoit ma contenance. J'allois à lui, et fièrement je lui glissois un écu dans la main, mais sans qu'elle s'en aperçût, car elle eût pris cela pour un trait de foiblesse. Enfin elle prenoit son parti d'elle-même, et nous nous retirions sans bruit, mais en bon ordre et à pas lents.

Une autre fois, elle venoit avec l'air de l'inquiétude, tenant en main la lettre, ou véritable ou supposée, d'un amant malheureux, jaloux et furieux de mon bonheur, qui menaçoit de venir se venger sur moi de ses mépris. En me communiquant cette lettre, elle regardoit si je la lirois de sang-froid, car elle n'estimoit rien tant que le courage; et, si j'avois paru troublé, j'aurois été perdu dans son esprit.

Dès que j'étois sorti d'une épreuve, elle en inventoit d'autres, et ne me laissoit pas le temps de respirer; mais, des situations par où elle me fit passer, la plus critique fut celle-ci. Son père, ayant appris qu'un jeune homme étoit avec elle, lui en avoit fait quelque reproche. Elle m'exagéra la colère où il en étoit. À l'entendre, elle étoit perdue, son père alloit venir nous chasser de chez lui; il n'y avoit, disoit-elle, qu'un seul moyen de l'apaiser, et ce moyen dépendoit de moi; mais elle eût mieux aimé mourir que de me l'indiquer: c'étoit à mon amour pour elle à me l'apprendre. Je l'entendois très bien, mais l'amour, qui près d'elle me faisoit oublier le monde, ne me faisoit pas oublier moi-même. Je l'adorois comme maîtresse, mais je n'en voulois point pour femme. J'écrivis à M. Navarre en lui faisant l'éloge de sa fille, et en lui témoignant pour elle l'estime la plus pure, la plus innocente amitié. Je n'allai pas plus loin. Le bon homme me répondit que, si j'avois sur elle des vues légitimes (comme elle apparemment le lui faisoit entendre), il n'étoit point de sacrifices qu'il ne fût disposé à faire pour notre bonheur. Je répliquai en appuyant sur l'estime, sur l'amitié, sur les louanges de sa fille; je glissai sur le reste. J'ai lieu de croire qu'elle en fut mécontente, et, soit pour se venger du refus de sa main, soit pour connoître quel seroit, dans un accès de jalousie, le caractère de mon amour, elle choisit, pour me percer le coeur, le trait le plus aigu et le plus déchirant. Dans un de ces momens où je devois la croire tout occupée de moi seul, comme j'étois occupé d'elle, le nom de mon rival, de ce rival jaloux dont elle m'avoit menacé, fut celui qu'elle prononça. J'entendis de sa bouche: Ah! mon cher Béthizy! Figurez-vous, s'il est possible, de quel transport je fus saisi: je sortis éperdu, et, à grands cris appelant ses valets, je demandai des chevaux de poste. Mais, à peine m'étois-je enfermé dans ma chambre pour me préparer à partir, elle accourut échevelée, et, frappant à ma porte avec des cris perçans et une violence effroyable, elle me força de lui ouvrir. Certes, si elle ne vouloit voir en moi qu'un malheureux hors de lui-même, elle dut triompher; mais, effrayée de l'état où elle m'avoit mis, je la vis à son tour, désolée et désespérée, se jeter à mes pieds, et me demander grâce pour une erreur dont, disoit-elle, sa langue seule étoit coupable, et à laquelle ni sa pensée ni son coeur n'avoient consenti. Que cette scène fût jouée, c'est ce qui paroît incroyable, et alors j'étois loin moi-même d'y penser; mais plus j'ai réfléchi depuis à l'inconcevable singularité de ce caractère romanesque, plus j'ai trouvé possible qu'elle eût voulu me voir dans cette situation nouvelle, et que, touchée après de la violence de ma douleur, elle eût voulu la modérer. Au moins est-il vrai que jamais je ne la vis si sensible et si belle que dans cet horrible moment. Aussi, après avoir été assez longtemps inexorable, me laissai-je à la fin persuader et fléchir; mais, peu de jours après, son père l'ayant rappelée à Bruxelles, il fallut nous quitter. Nos adieux furent des sermens de nous aimer toujours, et, avec l'espérance de la revoir bientôt, m'étant séparé d'elle, je revins à Paris.

La cause de mon évasion n'étoit plus un mystère: un poète chansonnier, l'abbé de Lattaignant, chanoine de Reims, où il étoit alors, ayant appris cette aventure, en avoit fait le sujet d'une épître à Mlle Navarre, et cette épître couroit le monde[53]. Je me trouvai donc avoir acquis la réputation d'homme à bonnes fortunes, dont je me serois bien passé, car elle me fit des jaloux, c'est-à-dire des ennemis.

Le lendemain de mon arrivée, je vis venir chez moi mes deux abbés gascons de la rue des Mathurins, et j'en reçus une semonce du sérieux le plus comique. «D'où venez-vous? me dit l'abbé Forest. Voilà une belle conduite! Vous vous échappez comme un voleur, sans dire un mot d'adieu à vos meilleurs amis! Vous vous en allez en Champagne! on vous cherche, on vous cherche en vain. Où est-il? Personne n'en sait rien; et cette femme intéressante, cette femme sensible que vous abandonnez, que vous laissez dans les alarmes, dans les pleurs, quelle barbarie! Allez, libertin que vous êtes, vous ne méritez pas l'amour qu'elle a pour vous.—Quelle est, lui demandai-je, cette Ariane en pleurs? Et de qui parlez-vous?—De qui? reprit l'abbé Debon; de cette amante désolée qui vous a cru noyé, qui vous a fait chercher jusqu'aux filets de Saint-Cloud, et qui depuis a su que vous l'avez trahie, de Mme Denis enfin.—Messieurs, leur dis-je d'un ton ferme et d'un air sérieux, Mme Denis est mon amie, et rien de plus. Elle n'a pas le droit de se plaindre de ma conduite. Je lui en ai fait mystère, ainsi qu'à vous, parce que je l'ai dû.—Oui, du mystère, reprit Forest, pour Mlle Navarre, pour une…!» Je l'interrompis. «Tout beau, Monsieur, lui dis-je; vous n'avez pas, je crois, l'intention de m'offenser, et vous m'offenseriez si vous alliez plus loin. Je ne me suis jamais permis de réprimande avec vous, je vous prie de n'en pas user avec moi.—Eh! sandis! répliqua Forest, vous en parlez bien à votre aise! vous vous en allez lestement en Champagne boire le meilleur vin du monde avec une fille charmante, et nous ici nous en payons les pots cassés. On nous accuse d'avoir été vos confidens, vos approbateurs, vos complices. Mme Denis elle-même nous voit de mauvais oeil, nous reçoit froidement; enfin, puisqu'il faut vous le dire, ajouta-t-il d'une voix pathétique, il n'y a plus de soupers chez elle: la pauvre femme est dans le deuil.—Ah! j'entends: voilà donc, lui dis-je, le grand crime de mon absence. Vraiment! je ne m'étonne plus que vous m'ayez grondé si fort. Plus de soupers! Allons, il faut les rétablir. Vous serez invités demain.» Un air de jubilation se répandit sur leur visage. «Tu crois donc, me dit l'un, qu'on va te pardonner?—Oui, dit l'autre, elle est bonne femme, et la paix sera bientôt faite.—La paix de l'amitié, leur dis-je, sera toujours facile à faire: il n'en est pas de même de celle de l'amour; et la preuve qu'il n'est pour rien dans la querelle, c'est qu'il n'en restera demain aucune trace. Adieu, je vais voir Mme Denis.»

Elle me reçut avec un peu d'humeur, et se plaignit de l'inquiétude que mon escapade lui avoit causée, comme à tous mes amis. J'essuyai ses reproches, et je confessai qu'à mon âge on n'étoit exempt ni de foiblesse, ni de folie. Quant au secret de mon voyage, il m'étoit commandé; je n'avois pas dû le trahir. «N'allez pas, Madame, ajoutai-je, en paroître offensée; on vous croiroit jalouse, et c'est un bruit qu'il faut démentir plutôt que de l'autoriser.—Le démentir! dit-elle, est-ce qu'il se répand?—Non, pas encore, lui dis-je, mais vos convives dispersés pourroient bien le faire courir. Je viens d'en voir deux ce matin qui m'ont fait la scène la plus vive, et à qui vos soupers interrompus font croire que vous êtes au désespoir.» Je lui racontai cette scène; elle en rit avec moi, et sentit qu'en effet il étoit convenable de les inviter au plus vite pour leur ôter l'idée d'une Ariane en pleurs. «Voilà, lui dis-je, ce qui s'appelle de l'amitié: facile, indulgente et paisible, rien ne l'altère, et avec elle on vit content, joyeux, de bon accord toute la vie, au lieu qu'avec l'amour…—Avec l'amour! s'écria-t-elle, que le Ciel m'en préserve! Cela n'est bon qu'en tragédie, et le comique, à moi, est le genre qui me convient. Vous, Monsieur, qui devez savoir exprimer les tourmens, les fureurs, les transports de l'amour tragique, vous avez besoin de quelqu'un qui vous en donne des leçons, et j'entends dire que pour cela vous vous êtes bien adressé. Je vous en fais mon compliment.»

Hélas! oui, je savois déjà, par ma fatale expérience, combien la passion de l'amour, même lorsqu'on le croit heureux, est encore un état pénible et violent: mais jusque-là je n'en avois connu que les peines les plus légères; il me réservoit un supplice bien plus long et bien plus cruel!

La première lettre que je reçus de Mlle Navarre fut vive et tendre. La seconde fut tendre encore, mais elle fut moins vive. La troisième se fit attendre, et ce n'étoient plus que de pâles étincelles d'un feu mourant. Je m'en plaignis, et cette plainte eut pour réponse de légères excuses. Des fêtes, des spectacles, du monde à recevoir, étoient les causes qu'on m'alléguoit de cette négligence et de cette froideur. Je devois connoître les femmes: l'amusement et la dissipation avoient pour elles tant d'attraits qu'il falloit au moins dans l'absence leur permettre de s'y livrer. Ce fut alors que commença pour moi le vrai supplice de l'amour. À trois lettres brûlantes et déchirantes, plus de réponse. Je trouvai d'abord ce silence si incompréhensible qu'après que les facteurs avoient passé et m'avoient dit ces mots accablans: Il n'y a rien pour vous, j'allois à la poste moi-même voir si quelque lettre à mon adresse n'étoit pas restée au bureau; et, après y avoir été, j'y retournois encore. Dans cette attente continuelle et tous les jours trompée, je séchois, je me consumois.

J'ai oublié de dire qu'en arrivant à Paris, en passant par le cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, un vieux tableau de Cléopâtre m'ayant frappé de ressemblance avec Mlle Navarre, je l'avois acheté bien vite, et l'avois emporté chez moi. C'étoit ma seule consolation. Je m'enfermois seul avec ce tableau, et, lui adressant mes soupirs, je lui demandois, par pitié, un mot de lettre qui me rendît la vie. Insensé! comment cette image m'auroit-elle entendu? Celle à qui elle ressembloit ne daignoit pas m'entendre. Cet excès de rigueur et de mépris n'étoit pas naturel. Je la croyois malade ou enfermée par son père et gardée à vue comme une criminelle. Tout me sembloit possible et vraisemblable, hormis l'affreuse vérité.

Je n'avois pu si bien renfermer ma douleur que Mlle Clairon ne m'en eût fait avouer la cause; et tout ce qu'elle avoit pu imaginer pour la flatter et l'adoucir, elle l'avoit mis en usage. Un soir que nous étions dans le foyer de la Comédie, elle entendit le marquis de Brancas-Céreste[54] dire à quelqu'un qu'il arrivoit de Bruxelles. «Monsieur le marquis, lui dit-elle, puis-je vous demander si vous y avez vu Mlle Navarre?—Oui, dit-il, je l'y ai vue plus belle et plus brillante que jamais, menant enchaîné à son char le chevalier de Mirabeau, dont elle est amoureuse, et qui en est idolâtre.» J'étois présent; j'entendis sa réponse. Le coeur meurtri du coup, j'allai tomber chez moi comme une victime immolée. Ah! mes enfans! quelle folie que celle d'un jeune homme qui croit à la fidélité d'une femme déjà célèbre par ses foiblesses, et à qui l'attrait du plaisir a fait oublier la pudeur!

Celle-ci cependant, moins libertine que romanesque, parut avoir changé de moeurs dans ses amours avec le chevalier de Mirabeau; mais le roman n'en fut pas long, et il finit misérablement.

La fièvre qui m'avoit saisi le soir même où j'avois appris mon malheur me tenoit encore, lorsqu'un matin je vis entrer chez moi un beau jeune homme qui m'étoit inconnu et qui me déclina son nom: c'étoit le chevalier de Mirabeau. «Monsieur, me dit-il, je m'annonce chez vous à deux titres: d'abord, comme l'ami intime de votre ami feu le marquis de Vauvenargues, mon ancien camarade au régiment du roi. Je serois fier de mériter la place qu'il occupoit dans votre coeur, et je désire de l'obtenir. Mon autre titre ne m'est pas aussi favorable: c'est celui de votre successeur auprès de Mlle Navarre. Je lui dois rendre ce témoignage qu'elle a pour vous l'estime la plus tendre. J'ai été souvent jaloux moi-même de la manière dont elle me parloit de vous; et, à mon départ de Bruxelles, ce qu'elle m'a le plus expressément recommandé a été de venir vous voir et de vous demander votre amitié.

—Monsieur le chevalier, lui répondis-je, vous me voyez malade; je le suis de votre façon, et je ne me sens pas disposé, je l'avoue, à prendre si subitement de l'amitié pour l'homme trop aimable qui m'a fait tant de mal; mais la manière noble, loyale et franche dont vous vous annoncez, m'inspire pour vous beaucoup d'estime, et, puisque je suis sacrifié, c'est du moins pour moi une consolation de l'être à un homme comme vous. Donnez-vous la peine de vous asseoir. Nous parlerons de notre ami M. de Vauvenargues; nous parlerons aussi de Mlle Navarre, et de l'une comme de l'autre je ne vous dirai que du bien.»

Après cette conversation, qui fut longue et intéressante: «Monsieur, me dit-il, je me flatte que vous ne serez point fâché d'apprendre que Mlle Navarre m'ait communiqué vos lettres. Les voici: elles ne font pas moins l'éloge de votre coeur que de votre esprit. En vous les rendant de sa part, je suis chargé de recevoir les siennes.—Monsieur, lui demandai-je, a-t-elle eu la bonté de m'écrire deux mots pour m'autoriser à vous les remettre?—Non, me dit-il, elle a compté, ainsi que moi, que vous voudriez bien m'en croire sur ma parole.—Pardon, lui répondis-je, pour ce qui me regarde je puis donner ma confiance: je ne dispose alors que de ce qui est à moi, mais le secret d'un autre, je n'en dispose pas de même. Cependant il est un moyen de tout concilier, et vous allez être content.» Alors, tirant de mon secrétaire le paquet de lettres de Mlle Navarre: «Vous reconnoissez son écriture, et vous voyez, lui dis-je, que je ne distrais rien de ce recueil; vous lui serez témoin que ses lettres ont été brûlées.» À l'instant je les mis au feu avec les miennes, et, tandis qu'elles brûloient ensemble: «Mon devoir est rempli, ajoutai-je, mon sacrifice est consommé.» Il approuva ma délicatesse, et se retira satisfait.

La fièvre ne me quittoit pas; j'étois mélancolique; je ne voulois plus voir personne. Je sentois le besoin de respirer un air plus vif que celui du quartier du Louvre; je voulois me donner pour ma convalescence une promenade solitaire; j'allai loger dans le quartier du Luxembourg.

Ce fut là que, malade encore, dans mon lit, en l'absence du Savoyard qui me servoit, j'entendis un matin quelqu'un entrer chez moi. «Qui est là?» On ne me répond point; mais on entr'ouvre les rideaux de mon alcôve, et, dans l'obscurité, je me sens embrasser par une femme dont le visage, appuyé sur le mien, me baignoit de larmes. «Qui êtes-vous?» demandai-je encore. Et, sans me répondre, on redouble d'embrassemens, de soupirs et de pleurs. Enfin on se lève, et je vois Mlle Navarre, en déshabillé du matin, plus belle que jamais dans sa douleur et dans ses larmes. «C'est vous, Mademoiselle! m'écriai-je. Hélas! qui vous amène? Voulez-vous me faire mourir?» En disant ces mots, j'aperçus derrière elle le chevalier de Mirabeau, immobile et muet. Je crus être dans le délire; mais elle, se tournant vers lui d'un air tragique: «Voyez, Monsieur, lui dit-elle, voyez qui je vous sacrifie: l'amant le plus passionné, le plus fidèle, le plus tendre, et le meilleur ami que j'eusse au monde; voyez en quel état mon amour pour vous l'a réduit, et combien vous seriez coupable si vous vous rendiez jamais indigne d'un tel sacrifice.» Le chevalier étoit pétrifié d'étonnement et d'admiration. «Êtes-vous en état de vous lever? me demanda-t-elle.—Oui, lui dis-je.—Eh bien! levez-vous et donnez-nous à déjeuner: car nous voulons que vous soyez notre conseil, et nous avons à vous communiquer des choses de grande importance.»

Je me lève, et, mon Savoyard étant arrivé, je leur fais apporter du café au lait. Dès que nous fûmes seuls: «Mon ami, me dit-elle, monsieur le chevalier et moi nous allons consacrer nos amours au pied des autels, nous marier, non pas en France, où nous aurions bien des difficultés à vaincre, mais en Hollande, où nous serons libres. Le maréchal de Saxe est furieux de jalousie. Voici la lettre qu'il m'a écrite. Il y traite légèrement monsieur le chevalier; mais il lui en fera raison.» Je lui représentai qu'un rival jaloux n'étoit pas obligé d'être juste envers son rival, et qu'il ne seroit guère ni prudent ni possible de s'attaquer au maréchal de Saxe. «Qu'appelez-vous s'attaquer? reprit-elle; en duel, l'épée à la main? Ce n'est point cela; je ne me suis pas fait entendre. Monsieur le chevalier, après son mariage, s'en va demander du service à quelque puissance étrangère: il est connu, il peut choisir. Avec son nom, sa valeur, ses talens et cette figure, il fera un chemin rapide; incessamment on le verra à la tête des armées, et c'est dans un champ de bataille qu'il se mesurera avec le maréchal.—Fort bien, Mademoiselle, m'écriai-je, voilà ce que j'approuve, et je vous reconnois l'un et l'autre dans un projet si généreux.» Je les vis en effet aussi fiers, et aussi contens de leur résolution que si elle avoit dû s'exécuter le lendemain. Dans la suite j'appris qu'après s'être mariés en Hollande, ils avoient passé à Avignon; que le frère du chevalier, le soi-disant «ami des hommes», et l'ennemi de son frère, avoit eu le crédit de le faire poursuivre jusque dans les États du pape; qu'au moment où les sbires, par ordre du vice-légat, venoient pour l'arrêter, sa femme étoit en couche, et qu'en les voyant entrer chez elle, la frayeur qui l'avoit saisie avoit causé en elle une révolution qui lui avoit donné la mort.

Je lui donnai des larmes, et, depuis, cet «ami des hommes», que j'ai connu pour un hypocrite de moeurs et pour un intrigant de cour, haineux, orgueilleux et méchant, a été ma bête d'aversion.

Je ne puis exprimer le changement presque subit qui s'étoit fait en moi lorsque j'avois appris que le chevalier de Mirabeau aimoit assez Mlle Navarre pour en faire sa femme. Guéri de mon amour, et surtout de ma jalousie, je trouvai juste la préférence qu'elle lui avoit donnée, et, loin d'en être humilié, je m'applaudis de lui avoir cédé. Par là je reconnus combien le sentiment de l'amour-propre et de la vanité blessée entroit dans les dépits et dans les chagrins de l'amour.

Cependant il me restoit au fond du coeur un malaise, une inquiétude, un ennui qui me dominoit. Ce tableau de Cléopâtre, que j'avois encore devant les yeux, avoit perdu sa ressemblance; il ne me touchoit plus, mais il m'importunoit, et je m'en délivrai. Ce qui redoubloit ma tristesse, c'étoit la perte de mon talent. Parmi les délices et les tourmens d'Avenay, j'avois eu des heures de verve à donner au travail: Mlle Navarre m'y excitoit elle-même. Les jours d'orage, comme elle avoit peur du tonnerre, il falloit ou dîner ou souper dans ses caves (qui étoient celles du maréchal), et, au milieu de cinquante mille bouteilles de vin de Champagne, il étoit difficile de ne pas s'échauffer la tête. Il est bien vrai que ces jours-là mes vers étoient fumeux; mais la réflexion dissipoit ces vapeurs. À mesure que j'avancois, je lui lisois mes nouvelles scènes. Pour les juger, elle alloit s'asseoir sur ce qu'elle appeloit son trône: c'étoit, au haut des vignes, un monticule de gazon entouré de quelques broussailles; et il falloit voir dans ses lettres la description de ce trône qui nous attendoit, disoit-elle: celui d'Armide n'avoit rien de plus enchanteur. C'étoit là qu'à ses pieds je lui lisois mes vers; et, lorsqu'elle les approuvoit, je les croyois les plus beaux du monde; mais, quand le charme fut rompu, et que je me vis seul au monde, au lieu des fleurs dont les sentiers de l'art étoient semés pour moi, je n'y trouvai que des épines. Le génie qui m'inspiroit m'abandonna; mon esprit et mon âme tombèrent languissans comme les voiles d'un navire auquel tout, à coup manque le vent qui les enfloit.

Mlle Clairon, qui voyoit la langueur où j'étois tombé, s'empressa d'y apporter remède. «Mon ami, me dit-elle, votre coeur a besoin d'aimer, et l'ennui n'en est que le vide; il faut l'occuper, le remplir. N'y a-t-il donc qu'une femme au monde qui puisse être aimable à vos yeux?—Je n'en connois, lui dis-je, qu'une seule qui pût me consoler, si elle le vouloit bien; mais seroit-elle assez généreuse pour le vouloir?—C'est ce qu'il faut savoir, reprit-elle avec un sourire. Est-elle de ma connoissance? je vous aiderai si je puis.—Oui, vous la connoissez, et vous pouvez beaucoup sur elle.—Eh bien! nommez-la-moi, je parlerai pour vous. Je lui dirai que vous aimez de bon coeur et de bonne foi; que vous êtes capable de fidélité, de constance, et qu'elle est sûre d'être heureuse en vous aimant.—Vous croyez donc tout cela de moi?—Oui, j'en suis très persuadée.—Ayez donc la bonté de vous le dire.—À moi, mon ami?—À vous-même.—Ah! s'il dépend de moi, vous serez consolé, et j'en serai bien glorieuse.»

Ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le prévoir, ne fut pas de longue durée, mais qui eut pour moi l'avantage de me ranimer au travail. Jamais l'amour et l'amour de la gloire ne furent mieux d'accord qu'ils l'étoient dans mon coeur.

Denys fut remis au théâtre; il eut, à la reprise, même succès que dans la nouveauté. Le rôle d'Arétie se ressentit du surcroît d'intérêt qu'y prenoit celle à qui rien n'étoit plus cher que ma gloire. Elle y fut plus sublime, plus ravissante que jamais. Eh! qu'on s'imagine avec quel plaisir alloient souper ensemble l'actrice et l'auteur applaudis!

Mon enthousiasme pour le talent de Mlle Clairon étoit un sentiment trop vif en moi, trop exalté, pour qu'il me soit possible de démêler, dans ma passion pour elle, ce qui n'étoit que de l'amour; mais, indépendamment des charmes de l'actrice, elle étoit encore à mes yeux une amante très désirable par une jeunesse brillante de vivacité, d'enjouement et de tous les attraits d'un naturel aimable, sans mélange d'aucun caprice, et avec le désir unique et les soins les plus délicats de rendre son amant heureux. Tant qu'elle aimoit, personne n'aimoit plus tendrement, plus passionnément qu'elle, ni de meilleure foi. Sûr d'elle comme de moi-même, la tête libre et l'âme en paix, je donnois au travail une partie du jour, et l'autre lui étoit réservée. Charmante je l'avois quittée; la même, et plus charmante encore, j'allois la retrouver. Quel dommage qu'un caractère si séduisant fût si léger, et qu'avec tant de sincérité, de fidélité même dans ses amours, elle n'eût pas plus de constance!

Elle avoit une amie chez qui nous soupions quelquefois. Un jour elle me dit: «N'y venez pas ce soir; vous y seriez mal à votre aise: le bailli de Fleury doit y souper, et il me ramène.—J'en suis connu, lui répondis-je naïvement, il voudra bien me ramener aussi.—Non, me dit-elle, il n'aura qu'un vis-à-vis.» Ce mot fut un trait de lumière. Et comme elle m'en vit frappé: «Eh bien! mon ami, reprit-elle, c'est une fantaisie, il faut me la passer.—Est-il bien vrai? lui demandai-je, parlez-vous sérieusement?—Oui, je suis folle quelquefois; mais je ne serai jamais fausse.—Je vous en sais bon gré, lui dis-je, et je cède la place à monsieur le bailli.» Pour cette fois je me sentis du courage et de la raison; et ce qui m'arriva le lendemain m'apprit combien un sentiment honnête est plus analogue et plus doux à mon coeur qu'un goût frivole et passager.

Un avocat de mon pays, Rigal, vint me voir, et me dit: «Mlle B*** vous a promis de ne jamais se marier sans le consentement de votre mère. Votre mère n'est plus; Mlle B*** n'en est pas moins fidèle à sa parole: il se présente pour elle un parti convenable; elle n'en veut accepter aucun sans votre propre consentement.» À ces mots, je sentis renaître en moi non pas l'amour que j'avois eu pour elle, mais une inclination si douce, si vive et si tendre que je n'y aurois point résisté si ma fortune et mon état avoient eu quelque consistance. «Hélas! dis-je à Rigal, que ne suis-je en situation de m'opposer à l'engagement qu'on propose à ma chère B***! mais malheureusement le sort que j'aurois à lui offrir est trop vague et trop incertain. Mon avenir court des hasards d'où le sien ne doit pas dépendre. Elle mérite un bonheur solide; et je ne puis que porter envie à celui qui est en état de le lui assurer.»

Quelques jours après je reçus de Mlle Clairon un billet conçu en ces mots: «Votre amitié m'est nécessaire dans ce moment. Je vous connois trop bien pour n'y pas compter. Venez me voir, je vous attends.» Je me rendis chez elle. Il y avoit du monde. «J'ai à vous parler», me dit-elle en me voyant. Je la suivis dans son cabinet. «Vous me marquez, Mademoiselle, que mon amitié peut, lui dis-je, vous être bonne à quelque chose. Je viens savoir à quoi, et vous assurer de mon zèle.—Ce n'est ni votre zèle ni votre amitié seule que je réclame, me dit-elle, c'est votre amour; il faut que vous me le rendiez.» Alors, avec une ingénuité qui, pour tout autre que moi, auroit été plaisante, elle me dit combien cette poupée, le bailli de Fleury, avoit peu mérité que j'en fusse jaloux. Après cet humble aveu, tout ce qu'une friponne aimable peut avoir de plus séduisant, elle l'employa, mais en vain, pour regagner un coeur où la réflexion avoit éteint l'amour.

«Vous ne m'avez pas trompé, lui dis-je; et, aussi sincère que vous, je me fais un devoir de ne pas vous tromper. Nous sommes faits pour être amis, nous le serons toute la vie, si vous le voulez bien; mais nous ne serons plus amans.» J'abrège un dialogue dont ce fut là pour moi la conclusion invariable. En la laissant triste et confuse, je sentis cependant que j'étois un peu trop vengé.

Aristomène étoit achevé, je le lus aux comédiens. Mlle Clairon assista à cette lecture avec une dignité froide. On nous savoit brouillés: je n'en fus que plus applaudi. C'étoit un problème parmi les comédiens si je lui donnerois le rôle de la femme d'Aristomène. Elle en fut inquiète, surtout lorsqu'elle apprit que les autres rôles étoient distribués. Elle reçut le sien, et, un quart d'heure après, elle arriva chez moi avec une de ses amies. «Tenez, Monsieur, me dit-elle (en entrant de l'air dont elle entroit sur le théâtre, et en jetant sur ma table le cahier qu'on lui avoit remis), je ne veux point du rôle sans l'auteur, car l'un m'appartient comme l'autre.—Ma chère amie, lui dis-je en l'embrassant, à ce titre je suis à vous: n'en demandez pas davantage. Un autre sentiment nous rendrait malheureux.—Il a raison, dit-elle à sa compagne: ma mauvaise tête feroit son tourment et le mien. Venez donc, mon ami, venez dîner chez votre bonne amie.» Dès ce moment l'intimité la plus parfaite s'établit entre nous; elle a duré trente ans la même; et, quoique éloignés l'un de l'autre par mon nouveau genre de vie, rien n'a changé le fond de nos sentimens mutuels.

À propos de cette amitié libre et sûre qui régnoit entre nous, je me rappelle un trait qui ne me doit point échapper.

Mlle Clairon n'étoit ni riche, ni économe; souvent elle manquoit d'argent. Un jour elle me dit: «J'ai besoin de douze louis. Les avez-vous?—Non, je ne les ai pas.—Tâchez de me les procurer, et apportez-les-moi ce soir dans ma loge, à la Comédie.» Aussitôt je me mets en course. Je connoissois bien des gens riches, mais je ne voulois point m'adresser à ceux-là. J'allai à mes abbés gascons et à quelques autres de cette classe: je les trouvai à sec. J'arrivai triste dans la loge de Mlle Clairon. Elle étoit tête à tête avec le duc de Duras. «Vous venez bien tard, me dit-elle.—Je viens, lui dis-je, d'être en quête de quelque argent qui m'est dû; mais j'ai perdu mes pas.» Cela dit, et bien entendu, j'allai prendre place dans l'amphithéâtre, lorsque, du bout du corridor, je m'entendis appeler par mon nom. Je me tourne, et je vois le duc de Duras qui vient à moi et qui me dit: «Je viens de vous entendre dire que vous avez besoin d'argent; combien vous faut-il?» À ces mots il tira sa bourse. Je le remerciai en disant que je n'en étois point pressé. «Ce n'est pas là répondre, insista-t-il; quel est l'argent que vous deviez toucher?—Douze louis, lui dis-je enfin.—Les voilà, me dit-il, mais à condition que, toutes les fois que vous en manquerez, vous vous adresserez à moi.» Et lorsque je les lui rendis et le pressai de les reprendre: «Vous le voulez absolument? me dit-il, je les reprends donc; mais souvenez-vous que cette bourse où je les remets est la vôtre.» Je n'usai point de ce crédit; mais depuis ce moment il n'est point de bontés qu'il ne m'ait témoignées. Nous nous sommes trouvés ensemble à l'Académie françoise, et, dans toutes les occasions, j'ai eu lieu de me louer de lui. Il avoit de la joie à saisir les momens de me rendre de bons offices. Quand je dînois chez lui, il me donnoit toujours de son meilleur vin de Champagne, et, dans les accès de sa goutte, il témoignoit encore du plaisir à me voir. On le disoit léger; assurément il ne le fut jamais pour moi. Revenons à Aristomène.

Voltaire alors étoit à Paris. Il avoit eu envie de connoître ma pièce avant qu'elle fût achevée, et je lui en avois lu quatre actes dont il avoit été content. Mais l'acte qui me restoit à faire lui donnoit de l'inquiétude; et ce n'étoit pas sans raison. Dans les quatre actes qu'il avoit entendus, l'action paroissoit complète et suivie d'un bout à l'autre. «Quoi! me dit-il après la lecture, prétendez-vous, dès votre seconde tragédie, vous affranchir de la règle commune? Lorsque j'ai fait la Mort de César en trois actes, c'étoit pour un collège, et j'avois pour excuse la contrainte où j'étois de n'y introduire que des hommes; mais vous, au grand théâtre, et dans un sujet où rien ne vous aura gêné, donner une pièce tronquée, et en quatre actes, forme bizarre dont vous n'avez aucun exemple! c'est à votre âge une licence malheureuse que je ne saurois vous passer.—Aussi, lui dis-je, n'ai-je pas dessein de la prendre, cette licence. Ma pièce est en cinq actes dans ma tête, et j'espère bien les remplir.—Et comment? me demanda-t-il: je viens d'entendre le dernier acte; tous les autres se suivent, et vous ne pensez pas sans doute à prendre l'action de plus haut?—Non, répondis-je, l'action commencera et finira comme vous l'avez vu; le reste est mon secret. Ce que je médite est peut-être une folie; mais, quelque périlleux que soit le pas, il faut que je le passe; et, si vous m'en ôtiez le courage, tout mon travail seroit perdu.—Allons, mon enfant, me dit-il, faites, osez, risquez; c'est toujours un bon signe. Il y a dans ce métier, comme dans celui de la guerre, des témérités heureuses; et c'est bien souvent du milieu des difficultés les plus désespérantes que naissent les grandes beautés.»

Le jour de la première représentation[55] il voulut se placer derrière moi dans ma loge; et je lui dois ce témoignage qu'il étoit presque aussi ému et aussi tremblant que moi-même. «À présent, me dit-il avant qu'on ne levât la toile, apprenez-moi d'où vous avez tiré l'acte qui vous manquoit.» Je lui rappelai qu'à la fin du second acte il étoit dit que la femme et le fils d'Aristomène alloient être jugés, et qu'au commencement du troisième on apprenoit qu'ils avoient été condamnés. «Eh bien! lui dis-je, ce jugement que j'avois supposé se passer dans l'entr'acte, je l'ai mis sur la scène.—Quoi! la Tournelle sur le théâtre! s'écria-t-il; vous me faites trembler.—Oui, lui dis-je, c'est un écueil, mais il étoit inévitable; c'est à Clairon de me sauver.»

Aristomène eut au moins autant de succès que Denys. Voltaire, à chaque applaudissement, me serroit dans ses bras; mais, ce qui l'étonna et le fit tressaillir de joie, ce fut l'effet du troisième acte. Lorsqu'il vit Léonide chargée de fers, en criminelle, paroître au milieu de ses juges, et, avec son grand caractère, les dominer, s'emparer de la scène et de l'âme des spectateurs, tourner sa défense en accusation, et, discernant parmi les sénateurs les vertueux amis d'Aristomène de ses perfides ennemis, attaquer, accabler ceux-ci de la conviction de leur scélératesse, au bruit de l'applaudissement qu'elle enleva: «Bravo, Clairon! s'écria Voltaire, macle animo, generose puer!»

Certainement personne ne sent mieux que moi combien, du côté du talent, j'étois peu digne de lui faire envie; mais le succès étoit assez grand pour qu'il en fût jaloux, s'il avoit eu cette foiblesse. Non, Voltaire avoit trop le sentiment de sa supériorité pour craindre des talens vulgaires. Peut-être qu'un nouveau Corneille ou qu'un nouveau Racine lui auroit fait du chagrin; mais il n'étoit pas aussi facile qu'on le croyoit d'inquiéter l'auteur de Zaïre, d'Alzire, de Mérope et de Mahomet.

À cette première représentation d'Aristomène, je fus encore obligé de me montrer sur le théâtre; mais, aux représentations suivantes, mes amis me donnèrent le courage de me dérober aux acclamations du public.

Un accident interrompit mon succès et troubla ma joie. Roselly, cet acteur dont j'ai déjà parlé[56], jouoit le rôle d'Arcire, ami d'Aristomène, et le jouoit avec autant de chaleur que d'intelligence. Il n'étoit ni beau ni bien fait; il avoit même dans la prononciation un grasseyement très sensible; mais il faisoit oublier ses défauts par la décence de son action, et par une expression pleine d'esprit et d'âme. Je lui attribuois le succès du dénouement de ma tragédie; et, en effet, voici comment il l'avoit décidé. Lorsque, dans la dernière scène, en parlant du décret par lequel le sénat avoit mis le comble à ses atrocités, il dit:

Théonis le défend et s'en nomme l'auteur,

il s'aperçut que le public se soulevoit d'indignation; et aussitôt, s'avançant au bord du théâtre, avec l'action la plus vive il cria au parterre, comme pour l'apaiser:

Je m'élance, et lui plonge un poignard dans le coeur.

À l'attitude, au geste qui accompagna ces mots, on crut voir Théonis frappé, et ce fut dans toute la salle un transport de joie éclatant.

Or, après la sixième représentation de ma pièce, et dans la plus grande chaleur du succès, on vint m'annoncer que Roselly étoit attaqué d'une fluxion de poitrine; et, pour le remplacer dans son rôle, on me proposoit un acteur incapable de le jouer. C'étoit pour moi un très grand préjudice que d'interrompre cette affluence du public; mais c'eût été un plus grand mal encore que de dégrader mon ouvrage. Je demandai que les représentations en fussent suspendues jusqu'au rétablissement de la santé de Roselly, et ce ne fut que l'hiver suivant qu'Aristomène fut remis au théâtre.

À la première représentation de cette reprise, l'émotion du public fut si vive qu'il demanda encore l'auteur. Je refusai de paroître sur le théâtre; mais j'étois au fond d'une loge. Quelqu'un m'y aperçut du parterre et cria: «Le voilà!» La loge étoit vers l'amphithéâtre; tout le parterre fit volte-face; il fallut m'avancer, et, par une humble salutation, répondre à cette nouvelle faveur.

L'homme qui, du fond de sa loge, m'avoit pris dans ses bras pour me présenter au public, va occuper dans ces Mémoires une place considérable, par le mal qu'il me fit en me voulant du bien, et par les attrayantes et nuisibles douceurs qu'eut pour moi sa société. C'étoit M. de La Popelinière[57]. Dès le succès de Denys le Tyran, il m'avoit attiré chez lui. Mais, à l'époque dont je parle, le courage qu'il eut de m'offrir pour retraite sa maison de campagne, au risque de déplaire à l'homme tout-puissant que j'avois offensé, m'attacha fortement à un hôte si généreux. Le péril d'où il me tiroit avoit pour cause une de ces aventures de jeunesse où m'engageoit mon imprudence, et qui apprendront à mes enfans à être plus sages que moi.

LIVRE IV

Tandis que je logeois encore dans le quartier du Luxembourg, une ancienne actrice de l'Opéra-Comique, la Darimat, amie de Mlle Clairon, et mariée avec Durancy, acteur comique dans une troupe de province, étant accouchée à Paris, avoit obtenu de mon actrice qu'elle fût marraine de son enfant, et moi j'avois été pris pour parrain[58]. De ce baptême il arriva que ma commère Durancy, qui, chez Mlle Clairon, m'entendoit quelquefois parler sur l'art de la déclamation, me dit un jour: «Mon compère, voulez-vous que je vous donne une jeune et jolie actrice à former? Elle aspire à débuter dans le tragique, et elle vaut la peine que vous lui donniez des leçons. C'est Mlle Verrière, l'une des protégées du maréchal de Saxe[59]. Elle est votre voisine; elle est sage, elle vit fort décemment avec sa mère et avec sa soeur. Le maréchal, comme vous savez, est allé voir le roi de Prusse, et nous voulons, à son retour, lui donner le plaisir de trouver sa pupille au théâtre jouant Zaïre et Iphigénie mieux que Mlle Gaussin. Si vous voulez vous charger de l'instruire, demain je vous installerai; nous dînerons chez elle ensemble.»

Mon aventure avec Mlle Navarre ne m'avoit point aliéné le maréchal de Saxe; il m'avoit même témoigné de la bienveillance; et, avant qu'Aristomène fût mis au théâtre, il m'avoit fait prier d'aller lui en faire la lecture. Cette lecture tête à tête l'avoit intéressé: le rôle d'Aristomène l'avoit ému. Il trouva celui de Léonide théâtral. «Mais, corbleu! me dit-il, c'est une fort mauvaise tête que cette femme-là! je n'en voudrois pas pour rien.» Ce fut là sa seule critique. Du reste, il fut content, et me le témoigna avec cette franchise noble et cavalière qui sentoit en lui son héros.

Je fus donc enchanté d'avoir une occasion de faire quelque chose qui lui fût agréable, et très innocemment, mais très imprudemment, j'acceptai la proposition.

La protégée du maréchal étoit l'une de ses maîtresses; elle lui avoit été donnée à l'âge de dix-sept ans. Il en avoit eu une fille, reconnue et mariée depuis sous le nom d'Aurore de Saxe. Il lui avoit fait, à la naissance de cette enfant, une rente de cent louis; il lui donnoit de plus, par an, cinq cents louis pour sa dépense. Il l'aimoit de bonne amitié; mais, quant à ses plaisirs, elle n'y étoit plus admise. La douceur, l'ingénuité, la timidité de son caractère, n'avoient plus rien d'assez piquant pour lui. On sait qu'avec beaucoup de noblesse et de fierté dans l'âme, le maréchal de Saxe avoit les moeurs grivoises. Par goût autant que par système, il vouloit de la joie dans ses armées, disant que les François n'alloient jamais si bien que lorsqu'on les menoit gaiement, et que ce qu'ils craignoient le plus à la guerre, c'étoit l'ennui. Il avoit toujours dans ses camps un Opéra-Comique. C'étoit à ce spectacle qu'il donnoit l'ordre des batailles; et, ces jours-là, entre les deux pièces, la principale actrice annonçoit ainsi: «Messieurs; demain relâche au théâtre, à cause de la bataille que donnera monsieur le maréchal; après-demain, le Coq du village, les Amours grivois, etc.»

Deux actrices de ce théâtre, Chantilly et Beauménard[60], étoient ses deux maîtresses favorites; et leur rivalité, leur jalousie, leurs caprices, lui donnoient, disoit-il, plus de tourmens que les hussards de la reine de Hongrie. J'ai lu ces mots dans l'une de ses lettres. C'étoit pour elles que Mlle Navarre avoit été négligée. Il trouvoit en elle trop de hauteur et pas assez de complaisance et d'abandon. Mlle Verrière, avec infiniment moins d'artifice, n'avoit pas même l'ambition de le disputer à ses rivales; elle sembloit se reposer sur sa beauté du soin de plaire, sans y contribuer d'ailleurs que par l'égalité d'un caractère aimable et par son indolence à se laisser aimer.

Les premières scènes que nous répétâmes ensemble furent celles de Zaïre avec Orosmane. Sa figure, sa voix, la sensibilité de son regard, son air de candeur et de modestie, s'accordoient parfaitement avec son rôle, et dans le mien je ne mis que trop de véhémence et de chaleur. Dès notre seconde leçon, ces mots: Zaïre, vous pleurez! furent l'écueil de ma sagesse.

La docilité de mon écolière me rendit assidu; cette assiduité fut malignement expliquée. Le maréchal, qui étoit alors en Prusse, instruit de notre intelligence, en prit une colère peu digne d'un aussi grand homme. Les cinquante louis que Mlle Verrière touchoit par mois lui furent supprimés, et il annonça que de sa vie il ne reverroit ni la mère ni son enfant. Il tint parole, et ce ne fut qu'après sa mort, et un peu par mon entremise, qu'Aurore fut reconnue et élevée dans un couvent comme fille de ce héros.

Le délaissement où tomboit ma Zaïre nous accabla tous les deux de douleur. Il me restoit quarante louis du produit de ma nouvelle tragédie; je la priai de les accepter. Cependant Mlle Clairon et tous nos amis nous conseillèrent de cesser de nous voir, au moins pour quelque temps. Il nous en coûta bien des larmes, mais nous suivîmes ce conseil.

Le maréchal revint. J'entendois dire de tous côtés qu'il étoit furieux contre moi. J'ai su depuis par le maréchal de Loewendal, et par deux autres de ses amis, Sourdis et Flavacourt, qu'ils avoient eu bien de la peine à retenir les mouvemens de sa colère. Il alloit disant dans le monde, à la cour, et au roi lui-même, que ce petit insolent de poète lui prenoit toutes ses maîtresses (je n'avois cependant que celles qu'il abandonnoit). Il montroit un billet de moi qu'un perfide laquais avoit volé à celle-ci. Heureusement dans ce billet, à propos de la tragédie de Cléopâtre, à laquelle je travaillois, il étoit dit qu'Antoine étoit un héros en amour comme en guerre. «Et cet Antoine, disoit le maréchal, vous entendez bien qui il est.» Cette allusion, à laquelle je n'avois point pensé, en le flattant, le calmoit un peu.

Cependant j'étois dans des transes d'autant plus cruelles que j'étois résolu, au péril de ma vie, de me venger de lui s'il m'eût fait insulter. Dans cette situation, l'une des plus pénibles où je me sois trouvé, M. de La Popelinière me proposa de me retirer chez lui à la campagne, et, d'un autre côté, le prince de Turenne me soulagea du chagrin où j'étois de laisser ma Zaïre dans l'infortune.

Ce prince, me trouvant un soir dans le foyer de la Comédie-Françoise, vint à moi et me dit: «Vous êtes cause que le maréchal de Saxe a quitté Mlle Verrière; voulez-vous me donner votre parole de ne plus la voir? son malheur sera réparé.» Ceci m'expliqua le mystère du rendez-vous qu'elle m'avoit donné la veille dans le bois de Boulogne, et des pleurs qu'elle avoit versés en me disant adieu. «Oui, mon prince, je vous la donne, lui répondis-je, cette parole que vous me demandez. Que Mlle Verrière soit heureuse avec vous; je consens à ne plus la voir.» Il la prit, et je fus fidèle à ma promesse.

Retiré, presque solitaire, dans cette maison de campagne, bien différente alors et de ce qu'elle avoit été et de ce qu'elle fut depuis, j'eus tout le temps de me livrer à mes réflexions sur moi-même. Je tournai les yeux vers l'abîme au bord duquel je venois de passer. Le héros de Fontenoy, l'idole des armées et de la France entière, l'homme devant qui la plus haute noblesse du royaume étoit dans le respect, et que le roi lui-même accueilloit avec toutes les distinctions qui peuvent flatter un grand homme, étoit celui à qui j'avois manqué, sans avoir même pour excuse l'égarement d'un fol amour. Cette fille imprudente et foible ne m'avoit point dissimulé qu'elle tenoit à lui par ses bienfaits, et comme au père de son enfant. J'étois si bien instruit et si persuadé du risque épouvantable que nous courions ensemble que, lorsqu'à des heures indues je me glissois chez elle, ce n'étoit jamais qu'en tremblant. Je la trouvois, je la laissois encore plus tremblante elle-même. Il n'étoit point déplaisir qui n'eût été trop chèrement payé par nos frayeurs d'être surpris et dénoncés; et si le maréchal, instruit de ma témérité, dédaignant de m'ôter la vie, m'eût fait seulement insulter par un de ses valets, je n'opposois à cette crainte qu'une résolution à laquelle je ne puis penser sans frémir. Ah! frémissez comme moi, mes enfans, des dangers que m'a fait courir une trop ardente jeunesse, pour une liaison fortuite et passagère, sans autre cause que l'attrait du plaisir et de l'occasion. J'ai cru devoir vous marquer l'écueil pour vous préserver du naufrage.

Peu de temps après le maréchal mourut. Il avoit fini par se montrer magnanime envers moi, comme le lion de la fable envers le souriceau. À la première représentation de Cléopâtre, s'étant trouvé dans le corridor face à face avec moi, en sortant de sa loge (rencontre qui me fit pâlir), il avoit eu la bonté de me dire ces mots d'approbation: «Fort bien, Monsieur, fort bien!» Je regrettai sincèrement en lui le défenseur de ma patrie et l'homme généreux qui m'avoit pardonné; et, pour honorer sa mémoire autant qu'il étoit en moi, je fis ainsi son épitaphe:

     À Courtray Fabius, Annibal à Bruxelles,
     Sur la Meuse Condé, Turenne sur le Rhin,
     Au léopard farouche il imposa le frein.
     Et de l'aigle rapide il abattit les ailes.

La retraite où je me sauvois des tentations de Paris m'en offrit bientôt de nouvelles; mais dans ce moment-là elle ne me donnoit que de sérieuses leçons de moeurs. Pour faire connoître la cause de la tristesse silencieuse et sombre qui régnoit alors dans un lieu qui avoit été le séjour des plaisirs, il faut que je revienne un peu sur le passé, et que je dise comment s'étoit formé et détruit cet enchantement.

M. de La Popelinière n'étoit pas le plus riche financier de son temps, mais il en étoit le plus fastueux. D'abord il avoit pris pour maîtresse, et depuis pour femme, la fille d'une comédienne[61]. Son intention n'avoit pas été de se marier avec elle, mais elle avoit su l'y obliger; voici par quel moyen. La fameuse de Tencin, après avoir élevé son frère à la dignité de cardinal, et l'avoir introduit dans le conseil d'État, avoit par lui un crédit obscur, mais puissant, auprès du vieux cardinal de Fleury. Mlle Dancourt se fit présenter à elle, et, en jeune innocente qui avoit été séduite, elle se plaignit que M. de La Popelinière, après l'avoir flattée de l'espérance d'être sa femme, ne pensoit plus à l'épouser. «Il vous épousera, et j'en fais mon affaire, dit Mme de Tencin. Cachez-lui que vous m'ayez vue, et dissimulez avec lui.»

Le moment critique du renouvellement du bail des fermes approchoit, et, parmi les anciens fermiers généraux, c'étoit à qui seroit conservé sur la liste. On fit entendre au cardinal de Fleury que c'étoit le moment de faire cesser un scandale qui affligeoit tous les gens de bien. On lui représenta Mlle Dancourt comme une victime intéressante de la séduction, et La Popelinière comme un de ces hommes qui se jouent de l'innocence après avoir surpris sa foiblesse et sa bonne foi.

Ce n'étoit pas encore parmi les financiers un luxe autorisé que celui des maîtresses publiquement entretenues, et le cardinal se piquoit de maintenir les bonnes moeurs. Lors donc que La Popelinière alla solliciter ses bontés pour le nouveau bail, le cardinal lui demanda ce que c'étoit que Mlle Dancourt. «C'est une jeune personne dont j'ai pris soin», lui répondit La Popelinière; et il lui fit l'éloge de son esprit, de ses talens et de sa bonne éducation. «Je suis bien aise, reprit le cardinal, de tout le bien que vous m'en dites. Tout le monde en parle de même, et l'intention du roi est de donner votre place à celui qui l'épousera. Il est bien juste au moins qu'après l'avoir séduite vous lui laissiez pour dot l'état qu'elle avoit droit d'attendre de vous-même, et que vous lui aviez promis.» La Popelinière voulut se défendre d'avoir pris cet engagement. «Vous l'avez abusée, insista le ministre, et sans vous elle auroit encore son innocence. Il faut réparer ce tort-là: c'est le conseil que je vous donne, et ne tardez pas à le suivre, sans quoi je ne puis rien pour vous.» Perdre sa place ou épouser, l'alternative étoit pressante. La Popelinière prit le parti le moins fâcheux; mais à sa résolution forcée il voulut donner l'apparence d'une volonté libre, et le lendemain, au réveil de Mlle Dancourt: «Levez-vous, lui dit-il, et, avec votre mère, venez où je vais vous conduire.» Elle obéit. Ce fut chez son notaire qu'il les mena. «Écoutez, leur dit-il, la lecture de l'acte que nous allons signer.» C'étoit le contrat de mariage. Le coup de théâtre parut produire son effet: la fille eut l'air de se pâmer, la mère embrassa les genoux de celui qui mettoit le comble à ses bontés et à leurs voeux. Il jouit pleinement de leur feinte reconnoissance; et, tant qu'il fut dans l'illusion d'un époux qui se croit aimé, il vit sa maison embellie par les enchantemens de sa brillante épouse. Le plus grand monde étoit de ses soupers et de ses fêtes; mais bientôt les inquiétudes et les soupçons jaloux troublèrent son repos. Sa femme avoit pris son essor. Portée dans un tourbillon où il ne pouvoit pas la suivre, on lui donnoit à elle des soupers dont il n'étoit pas, et, par des lettres anonymes, on se faisoit un plaisir malin de l'avertir qu'il étoit la fable et le jouet de cette cour brillante que sa femme tenoit chez lui.

C'étoit dans ce temps-là qu'il m'y avoit attiré; mais je ne fus d'abord que de sa société particulière. Là, je trouvai le célèbre Rameau; La Tour, le plus habile peintre en pastel que nous ayons eu; Vaucanson, ce merveilleux mécanicien; Carle Van Loo, ce grand dessinateur et ce grand coloriste; et sa femme[62], qui, la première, avec sa voix de rossignol, nous avoit fait connoître les chants de l'Italie.

Mme de La Popelinière me marquoit de la bienveillance. Elle voulut entendre la lecture d'Aristomène, et, de tous les critiques dont j'avois pris conseil, ce fut à mon gré le meilleur. Après avoir entendu ma pièce, elle en fit l'analyse avec une clarté, une précision surprenante, me retraça de scène en scène le cours de l'action, remarqua les endroits qui lui avoient paru beaux, comme ceux qu'elle trouvoit foibles; et, dans toutes les corrections qu'elle me demanda, ses observations me frappèrent comme autant de traits de lumière. Ce coup d'oeil si vif, si rapide, et cependant si juste, étonna tout le monde, et dans cette lecture, quoique assez applaudi moi-même, je dois dire que son succès fut plus éclatant que le mien. Son mari en étoit tristement interdit. À travers son admiration pour cette heureuse facilité de mémoire et d'intelligence, pour cette verve d'éloquence qui tenoit de l'inspiration, enfin pour cet accord de l'esprit et du goût qui l'étonnoit comme nous dans sa femme, on voyoit percer, malgré lui, un fond d'humeur et de chagrin dont lui seul connoissoit la cause. Il avoit voulu la retirer de ce grand monde où elle étoit lancée; mais elle avoit traité de tyrannie capricieuse et d'esclavage humiliant la gêne où il prétendoit la réduire, et de là les scènes violentes qu'il y avoit entre eux sans témoins.

La Popelinière se soulageoit avec nous, surtout avec moi, par des satires de ce monde dont il étoit excédé, disoit-il, et dont il vouloit s'éloigner. Il m'avoit engagé à loger près de lui. Ma simplicité, ma franchise, lui convenoient. «Vivons ensemble, me disoit-il, nous sommes faits pour nous aimer, et laissez là, croyez-moi, ce monde qui vous a séduit, comme il m'avoit séduit moi-même. Et qu'en attendez-vous?—Des protecteurs, lui dis-je, et quelques moyens de fortune.—Des protecteurs! Ah! si vous saviez comme tous ces gens-là protègent!… De la fortune! eh! n'en ai-je pas assez pour nous deux? Je n'ai point d'enfant, et, grâce au Ciel, je n'en aurai jamais. Soyez tranquille, et ne nous quittons pas, car je sens tous les jours que vous m'êtes plus nécessaire.»

Malgré sa répugnance à me voir lui échapper, il ne put refuser à Mme de Tencin, qu'il ménageoit par politique, il ne put, dis-je, lui refuser de me mener chez elle pour lui lire ma tragédie: c'étoit Aristomène, qu'on venoit de jouer. L'auditoire étoit respectable. J'y vis rassemblés Montesquieu, Fontenelle, Mairan, Marivaux, le jeune Helvétius, Astruc, je ne sais qui encore, tous gens de lettres ou savans, et au milieu d'eux une femme d'un esprit et d'un sens profond, mais qui, enveloppée dans son extérieur de bonhomie et de simplicité, avoit plutôt l'air de la ménagère que de la maîtresse de la maison: c'étoit là Mme de Tencin. J'eus besoin de tous mes poumons pour me faire entendre de Fontenelle; et, quoique bien près de son oreille, il me falloit encore prononcer chaque mot avec force et à haute voix; mais il m'écoutoit avec tant de bonté qu'il me rendoit doux les efforts de cette lecture pénible. Elle fut, comme vous pensez bien, d'une monotonie extrême, sans inflexions, sans nuances; cependant je fus honoré des suffrages de l'assemblée; j'eus même l'honneur d'être du dîner de Mme de Tencin; et, dès ce jour-là, j'aurois été inscrit sur la liste de ses convives; mais M. de La Popelinière n'eut pas de peine à me persuader qu'il y avoit là trop d'esprit pour moi; et, en effet, je m'aperçus bientôt qu'on y arrivoit préparé à jouer son rôle, et que l'envie d'entrer en scène n'y laissoit pas toujours à la conversation la liberté de suivre son cours facile et naturel. C'étoit à qui saisiroit le plus vite, et comme à la volée, le moment de placer son mot, son conte, son anecdote, sa maxime ou son trait léger et piquant; et, pour amener l'à-propos, on le tiroit quelquefois d'un peu loin.

Dans Marivaux, l'impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçoit visiblement. Montesquieu, avec plus de calme, attendoit que la balle vînt à lui; mais il l'attendoit. Mairan guettoit l'occasion. Astruc ne daignoit pas l'attendre. Fontenelle seul la laissoit venir sans la chercher; et il usoit si sobrement de l'attention qu'on donnoit à l'entendre que ses mots fins, ses jolis contes, n'occupoient jamais qu'un moment. Helvétius, attentif et discret, recueilloit pour semer un jour. C'étoit un exemple pour moi que je n'aurois pas eu la constance de suivre: aussi cette société eut-elle pour moi peu d'attrait.

Il n'en fut pas de même de celle d'une femme que mon heureuse étoile m'avoit fait rencontrer chez Mme de Tencin, et qui, dès lors, eut la bonté de m'inviter à l'aller voir. Cette femme, qui commençoit à choisir et à composer sa société littéraire, étoit Mme Geoffrin. Je répondis trop tard à son invitation, et ce fut encore M. de La Popelinière qui m'empêcha d'aller chez elle. «Qu'iriez-vous faire là? me dit-il; c'est encore un rendez-vous de beaux esprits.»

C'étoit ainsi qu'il m'avoit captivé lorsque arriva mon aventure avec le maréchal de Saxe; mais ce qui m'attacha le plus étroitement à lui fut de le voir malheureux lui-même, et de m'apercevoir du besoin qu'il avoit de moi. Les lettres anonymes ne cessoient de le harceler: on l'assuroit qu'à Passy même un rival heureux continuoit de voir sa femme. Il l'observoit, il la faisoit surveiller nuit et jour; elle en étoit instruite, et ne voyoit en lui que le geôlier de sa prison.

Ce fut là que j'appris ce que c'est qu'un ménage où d'un côté la jalousie, et de l'autre la haine, se glissent comme deux serpens. Une maison voluptueuse, dont les arts, les talens, tous les plaisirs honnêtes, sembloient avoir fait leur séjour, et, dans cette maison, le luxe, l'abondance, l'affluence de tous les biens, tout cela corrompu par la défiance et la crainte, par les tristes soupçons et par les noirs chagrins! Il falloit voir à table ces deux époux vis-à-vis l'un de l'autre; la morne taciturnité du mari, la fière et froide indignation de la femme, le soin que prenoient leurs regards de s'éviter, et l'air terrible et sombre dont ils se rencontroient, surtout devant leurs gens; l'effort qu'ils faisoient sur eux-mêmes pour s'adresser quelques paroles, et le ton sec et dur dont ils se répondoient. On a de la peine à concevoir comment deux êtres aussi fortement aliénés pouvoient habiter ensemble; mais elle étoit déterminée à ne pas quitter sa maison, et lui, aux yeux du monde, et en bonne justice, n'avoit pas le droit de l'en chasser.

Moi qui savois enfin la cause de cette mésintelligence, je ne négligeois rien pour adoucir les peines de celui dont le coeur sembloit s'appuyer sur le mien. Un misérable, que je dédaigne de nommer parce qu'il est mort, m'a accusé d'avoir été l'un des complaisans de La Popelinière. Je commence par déclarer que jamais je n'ai reçu de lui le plus léger bienfait. Après cela, je conviens sans rougir que, par un sentiment très naïf et très tendre, je m'étudiois à lui complaire. Aussi éloigné de l'adulation que de la négligence, je ne le flattois pas, mais je le consolois: je lui rendois le bon office qu'Horace attribuoit aux muses: Vos lene consilium et datis, et dato gaudetis almæ. Et plût au Ciel qu'il n'eût pas été lui-même plus indulgent pour ma vanité que je ne l'étois pour la sienne! Cet esprit de propriété qui exagère à nos yeux le prix de tout ce qui nous intéresse lui faisoit tant d'illusion sur le jeune poète qu'il avoit adopté que tout ce qui couloit de ma plume lui sembloit beau; et, au lieu d'un ami sévère dont j'aurois eu besoin, je ne trouvois en lui qu'un très facile approbateur. Ce fut l'une des causes auxquelles j'attribue cette mollesse d'application dont mes ouvrages se ressentirent tout le temps que je fus chez lui.

Vers la fin de l'automne, l'ennui lui fit quitter sa triste maison de campagne, et peu de temps après arriva l'aventure qui le sépara de sa femme. Un jour[63] que dans la plaine des Sablons le maréchal de Saxe donnoit au public le spectacle de la revue de ses hulans, La Popelinière, plus excédé que jamais des lettres anonymes qui lui répétoient que sa femme recevoit chez elle toutes les nuits le maréchal de Richelieu, prit le temps où elle étoit à la revue pour visiter son appartement, et voir comment un homme pouvoit y être introduit malgré la vigilance d'un portier dont il étoit sûr. Il avoit avec lui, pour l'aider dans cette recherche, Vaucanson et Balot[64]; celui-ci, petit avocat, d'un esprit fin et pénétrant, mais personnage assez grotesque par la singularité d'un langage trivial et hyperbolique, et d'un caractère mêlé de bassesse et d'orgueil, fier et haut par boutades, et servile par habitude. C'étoit lui qui louoit M. de La Popelinière sur la finesse de sa peau, et qui, dans un moment d'humeur, disoit de lui: Qu'il s'en aille cuver son or. Pour Vaucanson, tout son esprit étoit en génie, et, hors des mécaniques, rien de plus ignorant et rien de plus borné que lui.

En visitant l'appartement de Mme de La Popelinière, Balot fit la remarque que, dans le cabinet où étoit son clavecin, on avoit tendu un tapis de pied, et que cependant il n'y avoit dans la cheminée de cette pièce ni bois, ni cendres, ni chenets, quoique le temps fût déjà froid et que l'on fît du feu partout. Par induction, il s'avisa de frapper de sa canne la plaque de la cheminée: la plaque sonna creux. Alors Vaucanson, s'approchant, s'aperçut qu'elle étoit montée à charnière, et si parfaitement unie au revêtement des côtés que la jointure en étoit presque imperceptible. «Ah! Monsieur, s'écria-t-il en se tournant vers La Popelinière, le bel ouvrage que je vois là! et l'excellent ouvrier que celui qui l'a fait! Cette plaque est mobile, elle s'ouvre, mais la charnière en est d'une délicatesse!… non, il n'y a point de tabatière mieux travaillée. L'habile homme que celui-là!—Quoi! Monsieur, dit La Popelinière en pâlissant, vous êtes sûr que cette plaque s'ouvre?—Vraiment! j'en suis sûr, je le vois, dit Vaucanson, ravi d'admiration et d'aise; rien n'est plus merveilleux.—Et que me fait votre merveille? il s'agit bien ici d'admirer!—Ah! Monsieur, de tels ouvriers sont fort rares! J'en ai de bons, assurément; mais je n'en ai pas un qui…—Laissons là vos ouvriers, interrompit La Popelinière, et qu'on m'en appelle un qui fasse sauter cette plaque.—C'est dommage, dit Vaucanson, de briser un chef-d'oeuvre aussi parfait que celui-là.»

Derrière la plaque une ouverture faite au mur mitoyen étoit fermée par un panneau de boiserie, qui, couvert d'une glace dans la maison voisine, s'ouvroit à volonté, et donnoit une libre entrée dans le cabinet de musique au locataire clandestin de l'appartement contigu. Le malheureux La Popelinière, qui ne cherchoit, je crois, qu'un moyen légitime de se délivrer de sa femme, envoya quérir un commissaire, et fit constater sur-le-champ, par un procès-verbal, sa découverte et sa disgrâce[65].

Sa femme étoit encore à la revue lorsqu'on vint l'avertir de ce qui se passoit chez elle. Pour y rentrer, ou de gré, ou de force, elle pria le maréchal de Loewendal de l'y accompagner; mais la porte lui fut fermée, et le maréchal ne voulut pas prendre sur lui de la forcer. Elle eut recours au maréchal de Saxe. «Que je rentre chez moi, lui dit-elle, et que je parle à mon mari; c'est assez; vous m'aurez sauvée.» Le maréchal la fit monter dans son carrosse; et, en arrivant à la porte, il descendit et frappa lui-même. Le fidèle portier, en entr'ouvrant la porte, voulut lui dire qu'il lui étoit défendu… «Et ne me connoissez-vous pas? lui dit le maréchal. Apprenez que pour moi il n'y a point de porte fermée. Entrez, Madame, entrez chez vous.» Il lui donna la main et monta avec elle.

La Popelinière, effarouché, vint au-devant de lui. «Eh bien, mon ami, qu'est-ce? lui dit le maréchal: un esclandre, des scènes, un spectacle pour le public? Il n'y a pour vous dans tout cela que du ridicule à gagner. Ne voyez-vous pas qu'on ne cherche qu'à vous brouiller ensemble, et qu'on y emploie toutes sortes de ruses? N'en soyez point la dupe. Écoutez votre femme, qui se justifiera pleinement à vos yeux, et qui ne demande qu'à vivre convenablement avec vous.» La Popelinière se contint respectueusement en silence; et le maréchal s'en alla en leur recommandant la décence et la paix.

Tête à tête avec son mari, Mme de La Popelinière s'arma de tout son courage et de toute son éloquence. Elle lui demanda sur quel nouveau soupçon, sur quelle délation nouvelle, il lui avoit fait fermer sa porte. Et, lorsqu'il parla de la plaque, elle s'indigna qu'il la crût complice de cette coupable invention. N'étoit-ce pas chez lui, bien plutôt que chez elle, qu'on avoit voulu pénétrer? Et, pour avoir à leur insu pratiqué ce passage d'une maison à l'autre, que falloit-il qu'un domestique et deux ouvriers corrompus? Mais quoi! y avoit-il à douter de la cause d'un stratagème si visiblement inventé pour la perdre dans son esprit? «J'étois trop heureuse avec vous, lui dit-elle, et c'est mon bonheur qui irrite contre moi l'envie. Les lettres anonymes ne lui ont pas suffi; il lui falloit des preuves, et dans sa rage elle a imaginé cette détestable machine. Que dis-je? et, depuis que l'envie s'obstine à me persécuter, n'avez-vous pas dû voir quel étoit à ses yeux mon crime? Quelle est dans Paris l'autre femme dont le repos, l'honneur, soient si violemment attaqués? Ah! c'est qu'aucune d'elles n'a le tort que j'avois et que j'aurois encore si vous aviez été plus juste. Je contribuois au bonheur d'un homme dont l'esprit, les talens, la considération, l'honorable existence, font le tourment des envieux. C'est vous qu'ils veulent rendre et ridicule et malheureux. Oui, c'est là le motif de ces libelles anonymes que vous recevez tous les jours; et c'est le succès qu'on espère de ce piège grossier que l'on vous a tendu.» Alors, se jetant à ses pieds: «Ah! Monsieur, rendez-moi votre estime, votre confiance, j'ose dire votre tendresse, et mon amour vous vengera en me vengeant moi-même du mal que nous ont fait nos communs ennemis.»

Malheureusement trop convaincu, La Popelinière fut inflexible. «Madame, lui dit-il, tout l'artifice de vos paroles ne me fait point changer de résolution; nous n'habiterons plus ensemble. Si vous vous retirez modestement, sans bruit, je prendrai soin de votre sort. Si vous m'obligez de recourir aux voies de rigueur pour vous faire sortir de chez moi, je les emploierai; et tout sentiment d'indulgence et de bonté pour vous sera étouffé dans mon âme.» Elle sortit. Il lui donna, je crois, vingt mille livres de pension alimentaire, avec quoi elle alla vivre ou plutôt mourir dans un réduit obscur, délaissée de ce beau monde qui l'avoit tant flattée, et qui la méprisa lorsqu'elle fut dans le malheur. Une glande qu'elle avoit au sein fut le foyer d'une humeur corrosive qui la dévora lentement. Le maréchal de Richelieu, qui se donnoit ailleurs des passe-temps et des plaisirs, tandis qu'elle se consumoit dans les douleurs les plus cruelles, ne laissoit pas de lui rendre en passant quelques devoirs de bienséance; aussi disoit-on dans le monde, après qu'elle eut cessé de vivre: «En vérité, M. de Richelieu a eu pour elle des procédés bien admirables! il n'a pas cessé de la voir jusqu'à son dernier moment.»

C'étoit pour être aimée ainsi que cette femme, qui chez elle, avec une conduite honnête, auroit joui de l'estime publique et des agrémens d'une vie honorée et délicieuse, avoit sacrifié son repos, sa pudeur, sa fortune, tous ses plaisirs; et ce qui rend plus effrayant encore ce délire de la vanité, c'est que ni le coeur ni les sens n'y avoient eu qu'une part très légère. Mme de La Popelinière, avec une tête assez vive, étoit d'une extrême froideur; mais un duc à bonnes fortunes lui avoit paru, comme à bien d'autres, une glorieuse conquête: ce fut là ce qui la perdit.

La Popelinière, séparé de sa femme, ne songea plus qu'à vivre en homme libre et opulent. Sa maison de Passy redevint le séjour le plus charmant, mais le plus dangereux pour moi. Il avoit à ses gages le meilleur concert de musique qui fût connu dans ce temps-là. Les joueurs d'instrumens logeoient chez lui, et préparoient ensemble le matin, avec un accord merveilleux, les symphonies qu'ils dévoient exécuter le soir. Les premiers talens des théâtres, et singulièrement les chanteuses et les danseuses de l'Opéra, venoient embellir ses soupers. À ces soupers, après que de brillantes voix avoient charmé l'oreille, on étoit agréablement surpris de voir, au son des instrumens, Lany, sa soeur, la jeune Puvigné, quitter la table, et, dans la même salle, danser les airs qu'exécutoit la symphonie. Tous les habiles musiciens qui venoient d'Italie, violons, chanteuses et chanteurs, étoient reçus, logés, nourris dans sa maison, et chacun à l'envi brilloit dans ces concerts. Rameau y composoit ses opéras; et, les jours de fête, à la messe de la chapelle domestique, il nous donnoit sur l'orgue des morceaux de verve étonnans. Jamais bourgeois n'a mieux vécu en prince, et les princes venoient jouir de ses plaisirs.

À son théâtre, car il en avoit un, on ne jouoit que des comédies de sa façon, et dont les acteurs étoient pris dans sa société. Ces comédies, quoique médiocres, étoient d'assez bon goût, et assez bien écrites pour qu'il n'y eût pas une complaisance excessive à les applaudir. Le succès en étoit d'autant plus assuré que le spectacle étoit suivi d'un splendide souper auquel l'élite des spectateurs, les ambassadeurs de l'Europe, la plus haute noblesse et les plus jolies femmes de Paris étoient invités.

La Popelinière en faisoit les honneurs en homme qui avoit pris dans le monde le sentiment des convenances, dont l'air, le ton et les manières n'avoient rien que de bienséant, dont l'orgueil même savoit s'envelopper de politesse et de modestie, et qui, dans les respects qu'il rendoit aux grands, ne laissoit pas de garder encore un certain air de civilité libre et simple qui lui alloit bien, parce qu'il lui étoit naturel. Personne, quand il vouloit plaire, n'étoit plus aimable que lui. Il avoit de l'esprit, de la galanterie, et, sans aucune étude ni beaucoup de culture, assez de talent pour les vers. Hors de chez lui, ceux même qui venoient de jouir de son luxe et de sa dépense ne manquoient pas de trouver ridicule l'existence qu'il se donnoit; mais, chez lui, il ne s'entendoit que féliciter et louer; et, avec plus ou moins de complaisance, chacun lui payoit en flatterie les plaisirs qu'il lui avoit donnés. C'étoit bien, comme on le disoit, un vieil enfant gâté de la fortune; mais moi qui le voyois habituellement et de près, et qui m'affligeois quelquefois de le trouver un peu trop vain, je m'étonne aujourd'hui qu'il ne le fût pas davantage.

Un défaut bien plus déplorable que cette vanité de richesse et de faste, c'étoit en lui une soif de Tantale pour un genre de voluptés dont il ne pouvoit plus ou presque plus jouir. Le financier de La Fontaine se plaignoit «qu'au marché l'on ne vendît pas le dormir comme le manger et le boire». Pour celui-ci, ce n'étoit point le dormir qu'il auroit voulu payer au poids de l'or.

Les plaisirs le sollicitoient; mais, en contraste avec la fortune qui les lui amenoit en foule, la nature lui en prescrivoit une abstinence humiliante; et cette alternative de tentations continuelles et de continuelles privations étoit un supplice pour lui. Le malheureux ne pouvoit se persuader que la cause en fût en lui-même. Il ne manquoit jamais d'en accuser l'objet présent, et, toutes les fois qu'un objet nouveau lui sembloit avoir plus d'attraits, on le voyoit galant, enjoué, comme épanoui par ce doux rayon d'espérance; c'étoit alors qu'il étoit aimable, il faisoit des contes joyeux, il chantoit des chansons qu'il avoit composées, et d'un style tantôt plus libre, tantôt plus délicat, selon l'objet qui l'animoit; mais autant il avoit été vif et charmé le soir, autant le lendemain il étoit triste et mécontent.

Cependant moi, qu'environnoient les occasions de faillir, je n'étois rien moins qu'infaillible. Je sentois bien qu'elles m'étoient nuisibles, et que, pour m'en défendre, il eût fallu m'en éloigner; mais je n'en avois pas la force. Le corridor où je logeois étoit le plus souvent peuplé de filles de spectacle. Avec un pareil voisinage, il étoit difficile que je fusse économe et des heures de mon sommeil et de celles de mon travail. Les plaisirs de la table contribuoient aussi à obscurcir en moi les facultés intellectuelles. Je ne me doutois pas que la tempérance fût la nourrice du génie, et cependant rien n'est plus véritable. Je m'éveillois la tête trouble et les idées appesanties des vapeurs d'un ample souper. Je m'étonnois que mes esprits ne fussent pas aussi purs, aussi libres que dans la rue des Mathurins ou que dans celle des Maçons. Ah! c'est que le travail de l'imagination ne veut pas être embarrassé par celui des autres organes. Les muses, a-t-on dit, sont chastes; il auroit fallu ajouter qu'elles étoient sobres; et l'une et l'autre de ces maximes étoient chez moi dans un profond oubli.

J'avois négligemment fini la tragédie de Cléopâtre; et cette pièce qui, dans le recueil de mes oeuvres, est aujourd'hui ce que j'ai travaillé avec le plus de soin, «se ressentoit alors, comme je l'ai dit ailleurs[66], de la précipitation avec laquelle on écrit dans un âge où l'on n'a pas encore senti combien il est difficile de bien écrire». Elle eut besoin de toute l'indulgence du public pour obtenir un demi-succès de onze représentations. J'avois mis sur le théâtre le dénouement que me donnoit l'histoire, et Vaucanson avoit bien voulu me fabriquer un aspic automate qui, dans le moment où Cléopâtre le pressoit sur son sein pour en exciter la morsure, imitoit presque au naturel le mouvement d'un aspic vivant; mais la surprise que causoit ce petit chef-d'oeuvre de l'art faisoit diversion au véritable intérêt du moment. J'ai préféré depuis un dénouement plus simple. Au reste, je dois reconnoître que j'avois trop présumé de mes forces, en espérant de faire pardonner à Antoine l'excès de son égarement. L'exemple en est terrible, mais l'extrême difficulté étoit de le rendre touchant.

Je cherchai un sujet plus pathétique, et je crus le trouver dans la fable des Héraclides. Il y avoit quelque ressemblance avec l'Iphigénie en Aulide; mais, par les caractères et les incidens de l'action, ces deux sujets étoient si différens que le même poète grec, Euripide, les avoit traités l'un et l'autre. Cependant, à peine ma pièce eut-elle été reçue et mise en répétition que le bruit courant dans le monde fut que, dans un sujet tout semblable à celui de Racine, je voulois jouter avec lui.

À ce bruit répandu avec l'affectation d'une malveillance marquée, je m'aperçus que j'avois des ennemis; je fus même averti que j'en avois une nuée. J'en demandois la cause, je l'ignorois alors; mais depuis j'ai bien su pourquoi. Au théâtre, la douce et perfide Gaussin m'avoit aliéné tout son parti, et il étoit nombreux: car il étoit formé d'abord de ses amis, et puis des ennemis de Mlle Clairon, auxquels se rallioient les zélés partisans de Mlle Du Mesnil. Clairon, par ses succès, enlevoit toujours quelque rôle à l'une et à l'autre de ces actrices; et moi, son poète fidèle, j'étois aussi l'objet de leur inimitié. Parmi les amateurs et les intrigans des coulisses, j'avois de même contre moi tous les ennemis de Voltaire, et, de plus, ses enthousiastes, qui, bien moins généreux que lui, ne toléroient pas même des succès au-dessous des siens. Bien des sociétés que j'avois négligées après y avoir été reçu m'en vouloient de n'avoir pas mieux répondu à leurs prévenances, et l'amitié qu'avoit pour moi La Popelinière faisoit rejaillir contre moi la haine de ses envieux. Ajoutez-y cette foule de gens naturellement disposés à rabaisser ceux qui s'élèvent et à jouir de la disgrâce de ceux qu'ils ont vus prospérer, vous concevrez comment, sans avoir fait du mal, sans même en vouloir à personne, j'avois déjà tant d'ennemis. J'en avois même parmi les jeunes gens, qui, ayant entendu parler dans le monde de mes frivoles aventures, me supposoient en galanterie toutes les prétentions de leur fatuité, et qui ne me pardonnoient pas de rivaliser avec eux: ce qui prouve, en passant, que l'ancienne maxime, Cache ta vie, ne convient à personne mieux qu'à l'homme de lettres, et que ce n'est que par ses écrits qu'il lui est permis d'être célèbre.

Mais un ennemi plus terrible que tous ceux-là pour moi, ce fut le café de Procope. J'avois d'abord fréquenté ce café, le rendez-vous des habitués et des arbitres du parterre, et j'y étois assez bien venu; mais, après le succès de Denys et d'Aristomène, on m'avoit donné le conseil imprudent de n'y plus aller, et j'avois suivi ce conseil. Une retraite si soudaine et si brusque, attribuée à ma vanité, me fit le plus grand tort; et autant cette espèce de tribunal m'avoit été favorable, autant il me devint contraire. C'est pour vous, mes enfans, un avis d'être réservés dans vos liaisons de jeunesse, car il est difficile de se tirer de celles où l'on s'est engagé sans y laisser d'amers ressentimens et de cruelles inimitiés. Au lieu de dénouer insensiblement, je rompis: ce fut une très grande faute.

Enfin, trop de sincérité, peut-être aussi trop de roideur que j'avois dans le caractère, ne me permit jamais de dissimuler l'aversion et le mépris dont j'étois plein pour ces malheureux journalistes, qui «attaquent tous les jours, disoit Voltaire, ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, et qui font de la noble profession des lettres un métier aussi lâche et aussi méprisable qu'eux». Dès mes premiers succès, je m'en vis assailli comme par un essaim de guêpes; et, depuis Fréron jusqu'à l'abbé Aubert, il n'y a pas un de ces vils écrivains qui ne se soit vengé de mes mépris par son déchaînement contre tous mes ouvrages.

Telles étoient les dispositions d'une partie du public, lorsque je mis au jour la tragédie des Héraclides[67]. C'étoit la plus foiblement écrite de mes pièces de théâtre, mais la plus pathétique; et, aux répétitions, je ne puis exprimer l'impression qu'elle avoit faite. Mlle Du Mesnil y jouoit le rôle de Déjanire, Mlle Clairon celui d'Olympie; et, dans leurs scènes, l'expression de l'amour et de la douleur de la mère étoit si déchirante que celle qui jouoit la fille en étoit pénétrée au point de ne pouvoir parler. L'auditoire fondoit en larmes. M. de La Popelinière, ainsi que tous les assistans, me répondoient d'un plein succès.

J'ai fait entendre ailleurs par quel événement tout l'effet de ce pathétique fut détruit à la première représentation. Mais, ce que je n'ai pas voulu expliquer dans une préface, je puis le dire clairement dans des mémoires particuliers. Mlle Du Mesnil aimoit le vin, elle avoit coutume d'en boire un gobelet dans les entr'actes, mais assez trempé d'eau pour ne pas l'enivrer. Malheureusement, ce jour-là, son laquais le lui versa pur, à son insu. Dans le premier acte, elle venoit d'être sublime et applaudie avec transport. Toute bouillante encore, elle avala ce vin, et il lui porta à la tête. Dans cet état d'ivresse et d'étourdissement, elle joua le reste de son rôle, ou plutôt le balbutia d'un air si égaré, si hors de sens, que le pathétique en devint risible; et l'on sait que, lorsqu'une fois le parterre commence à prendre le sérieux en raillerie, rien ne le touche plus, et, en froid parodiste, il ne cherche plus qu'à s'égayer.

Comme on ne savoit pas dans le public ce qui étoit arrivé dans la coulisse, on ne manqua point d'attribuer au rôle l'extravagance de l'actrice; et le bruit de Paris fut que le ton de ma pièce étoit d'une familiarité si folle et si plaisante qu'on en avoit ri aux éclats.

Quoique Mlle Du Mesnil ne m'aimât point, comme elle s'attribuoit au moins une partie de ma disgrâce, elle crut devoir faire ses efforts pour la réparer. On redonna, malgré moi, la pièce; elle fut jouée, par les deux actrices, aussi bien qu'il étoit possible; le peu de monde qui la voyoit y répandoit de douces larmes; mais, la prévention contraire une fois établie, le coup étoit porté. Elle ne s'en releva point, et, à la sixième représentation, je voulus qu'on l'interrompît.

Mes enfans auront lu le récit que j'ai fait ailleurs[68] de la fête qui m'attendoit à Passy le jour de la première représentation des Héraclides, et dont le contretemps auroit mis le comble à mon humiliation si je n'avois eu la présence d'esprit d'en éviter le ridicule en posant sur la tête de Mlle Clairon cette couronne de laurier qu'on m'offroit si mal à propos. Je ne rappelle ici cet incident que pour faire voir avec quelle assurance M. de La Popelinière avoit compté sur le succès de mon ouvrage. Il persista dans l'opinion qu'il en avoit eue, et son amitié redoubla de chaleur pour me tirer de l'abattement où j'étois comme anéanti.

Mon esprit, en se relevant, prit un caractère un peu plus mâle, et même une teinte de philosophie, grâce à l'adversité, grâce peut-être aussi aux liaisons que j'avois formées. Mon enchantement à Passy n'étoit pas tel qu'il me fît oublier Paris; et, plus souvent que n'eût voulu M. de La Popelinière, j'y faisois de petits voyages. Chez ma bonne Mme Harenc, que je n'ai jamais négligée, j'avois fait connoissance avec d'Alembert et la jeune Mme de Lespinasse, qui, tous les deux, y accompagnoient Mme du Delfand toutes les fois qu'elle y venoit souper. Je ne fais que nommer ici ces personnages intéressans; j'en parlerai à loisir dans la suite.

Une autre société où je fus attiré, je ne sais plus comment, fut celle du baron d'Holbach. Ce fut là que je connus Diderot, Helvétius, Grimm, et J.-J. Rousseau avant qu'il se fût fait sauvage. Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnoit, chez lui, un dîner toutes les semaines; et, à ce dîner de garçons, régnoit une liberté franche; mais c'étoit un mets dont Rousseau ne goûtoit que très sobrement. Personne mieux que lui n'observoit la triste maxime de «vivre avec ses amis comme s'ils dévoient être un jour ses ennemis». Lorsque je le connus, il venoit de remporter le prix d'éloquence à l'Académie de Dijon, avec ce beau sophisme où il a imputé aux sciences et aux arts les effets naturels de la prospérité et du luxe des nations. Cependant il n'avoit pas encore pris couleur, comme il a fait depuis, et il n'annonçoit pas l'ambition de faire secte. Ou son orgueil n'étoit pas né, ou il se cachoit sous les dehors d'une politesse timide, quelquefois fois même obséquieuse et tenant de l'humilité. Mais, dans sa réserve craintive, on voyoit de la défiance; son regard en dessous observoit tout avec une ombrageuse attention. Il se communiquoit à peine, et jamais il ne se livroit. Il n'en étoit pas moins amicalement accueilli: comme on lui connoissoit un amour-propre inquiet, chatouilleux, facile à blesser, il étoit choyé, ménagé avec la même attention et la même délicatesse dont on auroit usé à l'égard d'une jolie femme bien capricieuse et bien vaine à qui l'on auroit voulu plaire. Il travailloit alors à la musique du Devin du village, et il nous chantoit au clavecin les airs qu'il avoit composés. Nous en étions charmés; nous ne l'étions pas moins de la manière ferme, animée et profonde dont son premier essai en éloquence étoit écrit. Rien de plus sincère, je dois le dire, que notre bienveillance pour sa personne, et que notre estime pour ses talens. C'est le souvenir de ce temps-là qui m'a indigné contre lui, quand je l'ai vu, pour des fadaises ou pour des torts qu'il avoit lui-même, calomnier des gens qui le traitoient si bien et ne demandoient qu'à l'aimer. J'ai vécu avec eux toute leur vie; j'aurai lieu de parler de leur esprit et de leur âme. Jamais je n'ai aperçu en eux rien de semblable au caractère que son mauvais génie leur a attribué.

À mon égard, le peu de temps que nous fûmes ensemble dans leur société se passa, entre lui et moi, froidement, sans affection, sans aversion l'un pour l'autre; nous n'eûmes ni lieu de nous plaindre ni lieu de nous louer de notre façon d'être ensemble; et, dans ce que j'ai dit de lui, et dans ce que j'en puis dire encore, je me sens parfaitement libre de toute personnalité[69].

Mais le fruit que je retirai de son commerce et de son exemple fut un retour de réflexion sur l'imprudence de ma jeunesse. «Voilà, disois-je, un homme qui s'est donné le temps de penser avant que d'écrire; et moi, dans le plus difficile et le plus périlleux des arts, je me suis hâté de produire presque avant que d'avoir pensé. Vingt ans d'étude et de méditation dans le silence et la retraite ont amassé, mûri et fécondé ses connoissances; et moi je répands mes idées lorsqu'à peine elles sont écloses, et avant qu'elles aient acquis leur force et leur accroissement. Aussi voit-on dans ses premiers écrits une plénitude étonnante, une virilité parfaite; et, dans les miens, tout se ressent de la verdeur ou de la foiblesse d'un talent que l'étude et la réflexion n'ont pas assez longtemps nourri.» Ma seule excuse étoit mon infortune et le besoin de travailler incessamment et à la hâte pour me procurer de quoi vivre. Je résolus de me tirer de cette triste situation, fallût-il renoncer aux lettres.

J'avois quelque accès à la cour, et la disgrâce de M. Orry ne m'avoit pas ôté toute espérance de fortune. La même femme dont le crédit l'avoit fait renvoyer me savoit gré d'avoir plus d'une fois été l'écho de la voix publique dans des vers où je célébrois ce qui étoit digne de louange dans le règne de son amant. Un petit poème que j'avois composé sur l'Établissement de l'École militaire[70], monument élevé à la gloire du roi par les Pâris, amis de coeur de Mme de Pompadour, ce petit poème, dis-je, l'avoit intéressée, et m'avoit mis en faveur auprès d'elle. L'abbé de Bernis et Duclos alloient la voir ensemble tous les dimanches; et, comme ils avoient l'un et l'autre quelque amitié pour moi, j'allois en troisième avec eux. Cette femme, à qui les plus grands du royaume et les princes du sang eux-mêmes faisoient la cour à sa toilette, simple bourgeoise, qui avoit eu la foiblesse de vouloir plaire au roi et le malheur d'y réussir, étoit dans son élévation la meilleure femme du monde. Elle nous recevoit tous les trois familièrement, quoique avec des nuances de distinction très sensibles. À l'un elle disoit, d'un air léger et d'un parler bref: «Bonjour, Duclos»; à l'autre, d'un air et d'un ton plus amical: «Bonjour, abbé», en lui donnant quelquefois un petit soufflet sur la joue; et à moi, plus sérieusement et plus bas: «Bonjour, Marmontel.» L'ambition de Duclos étoit de se rendre important dans sa province de Bretagne; l'ambition de l'abbé de Bernis étoit d'avoir un petit logement dans les combles des Tuileries, et une pension de cinquante louis sur la cassette; mon ambition à moi étoit d'être occupé utilement pour moi-même et pour le public sans dépendre de ses caprices. C'étoit un travail assidu et tranquille que je sollicitois. «Je ne me sens pour la poésie qu'un talent médiocre, dis-je à Mme de Pompadour; mais je crois avoir assez de sens et d'intelligence pour remplir un emploi dans les bureaux; et, quelque application qu'il demande, j'en suis capable. Obtenez, Madame, qu'on en fasse l'épreuve; j'ose vous assurer que l'on sera content de moi.» Elle me répondit que j'étois né pour être homme de lettres; que mon dégoût pour la poésie n'étoit qu'un manque de courage; qu'au lieu de quitter la partie il falloit prendre ma revanche, comme avoit fait plus d'une fois Voltaire, et me relever, comme lui, d'une chute par un succès.

Je consentis, pour lui complaire, à m'exercer sur un nouveau sujet; mais je le pris trop simple et trop au-dessus de mes forces. Les sujets donnés par l'histoire me sembloient épuisés; je trouvois tous les grands intérêts du coeur humain, toutes les passions violentes, toutes les situations tragiques, en un mot, tous les grands ressorts de la terreur et de la compassion employés avant moi par les maîtres de l'art. Je me creusai la tête pour inventer une action nouvelle et hors de la route commune. Je crus l'avoir trouvée dans un sujet tout d'imagination, dont je fus d'abord engoué. Il m'offroit une exposition d'une majesté imposante (les funérailles de Sésostris); il me donnoit de grands caractères à peindre en contraste et en situation, et une intrigue d'un noeud si fort et si serré qu'il seroit impossible d'en prévoir la solution. Ce fut là ce qui m'étourdit sur les difficultés d'une action sans amour, toute politique et morale, et qui, pour être soutenue avec chaleur durant cinq actes, demandoit toutes les ressources de l'éloquence poétique. J'y fis tout mon possible; et, soit illusion, soit excès d'indulgence, on me persuada que j'avois réussi. Mme de Pompadour me demandoit souvent où en étoit ma nouvelle pièce; elle voulut la lire lorsqu'elle fut finie, et, avec assez de justesse, elle y fit quelques critiques de détail; mais l'ensemble lui parut bien.

Il me revient ici un souvenir qui va peut-être égayer un moment le récit de mon infortune. Tandis que le manuscrit de ma pièce étoit encore dans les mains de Mme de Pompadour, je me présentai un dimanche à sa toilette, dans ce salon où refluoit la foule des courtisans qui venoient d'assister au lever du roi. Elle en étoit environnée; et, soit qu'il y eût quelqu'un qui lui choquât la vue, soit qu'elle voulût faire diversion à l'ennui que tout ce monde lui causoit, dès qu'elle m'aperçut: «J'ai à vous parler», me dit-elle; et, quittant sa toilette, elle passa dans son cabinet, où je la suivis. C'étoit tout simplement pour me rendre mon manuscrit, où elle avoit crayonné ses notes. Elle fut cinq ou six minutes à m'indiquer les endroits notés et à m'expliquer ses critiques. Cependant tout le cercle des courtisans étoit debout autour de la toilette à l'attendre. Elle reparut, et moi, cachant mon manuscrit, je vins modestement me remettre à ma place. Je me doutois bien de l'effet qu'auroit produit un incident si singulier; mais l'impression qu'il fit sur les esprits passa de très loin mon attente. Tous les regards se fixèrent sur moi; de tous côtés on m'adressa de petits saluts imperceptibles, de doux sourires d'amitié, et, avant de sortir du salon, je fus invité à dîner au moins pour toute la semaine. Le dirai-je? Un homme titré, un homme décoré, avec qui j'avois dîné quelquefois chez M. de La Popelinière, le M. D. S., se trouvant à côté de moi, me prit la main, et me dit tout bas: «Vous ne voulez donc pas reconnoître vos anciens amis?» Je m'inclinai, confus de sa bassesse, et je dis en moi-même: «Oh! qu'est-ce donc que la faveur, si son ombre seule me donne une si singulière importance?»

Les comédiens furent séduits à la lecture, comme Mme de Pompadour, par la beauté des moeurs dont j'avois décoré les derniers actes de ma pièce; mais au théâtre leur foiblesse fut manifeste, et d'autant plus sentie que j'avois mis plus de véhémence et de chaleur dans les premiers. Des combats de générosité et de vertu n'avoient rien de tragique. Le public s'ennuya de n'être point ému, et ma pièce tomba[71]. Pour cette fois, je reconnus que le public avoit raison.

Je rentrai chez moi, déterminé à ne plus travailler pour le théâtre; et, par un exprès, j'écrivis sur-le-champ à Mme de Pompadour, qui étoit à Bellevue, pour lui apprendre mon malheur, et lui renouveler avec instance la prière que je lui avois faite d'obtenir que je fusse employé plus utilement que je ne l'étois dans un art pour lequel je n'étois pas né.

Elle étoit à table avec le roi lorsqu'elle reçut ma lettre, et, le roi lui ayant permis de la lire: «La pièce nouvelle est tombée, lui dit-elle; et savez-vous, Sire, qui me l'apprend? L'auteur lui-même. Le malheureux jeune homme! je voudrois bien avoir dans ce moment un emploi à lui offrir pour le consoler.» Son frère, le marquis de Marigny, qui étoit de ce souper, lui dit qu'il avoit une place de secrétaire des bâtimens à me donner, si elle vouloit. «Ah! dès demain, dit-elle, écrivez-lui, je vous en prie.» Et le roi parut satisfait qu'on me donnât cette consolation.

Cette lettre, où, du ton le plus aimable et le plus obligeant, M. de Marigny m'offroit une place peu lucrative, disoit-il, mais tranquille, et qui me laisseroit des loisirs à donner aux muses, me causa un mouvement de joie et de reconnoissance dont ma réponse fut l'expression. Je me crus sauvé dans un port après mon naufrage, et j'embrassai la terre hospitalière qui m'assuroit un doux repos.

M. de La Popelinière n'apprit pas sans quelque chagrin que je me séparois de lui. Dans ses plaintes, il répéta ce qu'il m'avoit dit bien des fois, que je n'aurois pas dû m'inquiéter de mon avenir, et que son intention avoit été d'en prendre soin. Je lui répondis qu'en renonçant à l'état d'homme de lettres, mon intention n'avoit pas été de vivre en homme oisif et inutile, mais que je n'en étois pas moins reconnoissant de ses bontés. En effet, je serois ingrat si, après avoir dit la part qu'il avoit eue involontairement au mal que je me faisois à moi-même, je n'ajoutois pas qu'à bien d'autres égards le temps que je passai auprès de lui doit être cher à mon souvenir, et par les sentimens d'estime et de confiance qu'il me marquoit lui-même, et par la bienveillance qu'il inspiroit pour moi à tous ceux qui vouloient l'entendre parler de mon bon naturel, car c'étoit là surtout ce qu'il louoit en moi.

Chez lui se succédoient, comme dans un tableau mouvant, des personnages différens de moeurs, d'esprit, de caractère. J'y voyois fréquemment les ambassadeurs de l'Europe, et je m'instruisois avec eux. Ce fut là que je connus le comte de Kaunitz, alors ambassadeur de la cour de Vienne, et depuis le plus célèbre homme d'État de l'Europe. Il m'avoit pris en amitié; j'allois assez souvent dîner chez lui, au palais Bourbon, et il me parloit de Paris et de Versailles en homme qui les voyoit bien. Cependant, je dois avouer que ce qui me frappoit le plus en lui étoit la délicatesse et la vanité d'une âme efféminée[72]. Je le croyois plus occupé du soin de sa santé, de sa figure, et singulièrement de sa coiffure et de son teint, que des intérêts de sa cour. Je le surpris un jour, au retour d'une promenade de chasse, s'étant enduit la peau du visage d'un jaune d'oeuf pour enlever le hâle; et j'ai appris longtemps après du comte de Paär, son cousin, homme naïf et simple, que tout le temps de ce long et glorieux ministère où il a été l'âme du conseil de Vienne, il a conservé dans son luxe, dans sa mollesse, dans tous les soins minutieux de sa parure et de sa personne, le même caractère que je lui avois connu. C'est, de tous les hommes que j'ai vus dans le monde, celui sur le compte duquel je me suis le plus lourdement trompé. Je me souviens pourtant de quelques-uns de ses propos qui auroient dû me donnera penser sur la trempe de son esprit et de son âme.

«Que dit-on de moi dans le monde? me demanda-t-il un jour.—On dit, Monsieur l'ambassadeur, que Votre Excellence ne soutient pas l'idée de magnificence qu'on en avoit conçue à son arrivée à Paris. La première ambassade de l'Europe, une grande fortune, un palais pour hôtel, la pompe la plus fastueuse dans l'entrée que vous avez faite, annonçoient, pour votre maison et pour votre façon de vivre, plus de luxe et plus de splendeur. Une table somptueuse, des festins et des fêtes, le bal surtout, le bal dans vos superbes salons, c'étoit là ce qu'on attendoit, et l'on ne voit rien de tout cela. Vous vivez avec des femmes de finance, comme un simple particulier, et vous négligez le grand monde et de la ville et de la cour.—Mon cher Marmontel, me dit-il, je ne suis ici que pour deux choses: pour les affaires de ma souveraine, et je les fais bien; pour mes plaisirs, et sur cet article je n'ai à consulter que moi. La représentation m'ennuieroit et me gêneroit, voilà pourquoi je m'en dispense. Il n'y a pas à Versailles une intrigante qui vaille la peine d'être gagnée. Qu'irois-je faire avec ces femmes? leur triste cavagnol? J'ai deux personnes à ménager, le roi et sa maîtresse: je suis bien avec tous les deux.» Ce discours n'étoit pas d'un homme frivole et léger.

Au reste, ses petits dîners étaient fort bons; Mercy[73], Starhemberg[74], Seckendorf[75], tous les trois ses gentilshommes d'ambassade, ou plutôt ses disciples, m'y traitoient avec bienveillance; nous y causions assez gaiement, et un flacon de vin de Tokai animoit la fin du repas.

Un personnage tout différent du comte de Kaunitz, et plus aimant et plus aimable, étoit ce lord d'Albemarle[76], ambassadeur d'Angleterre, qui mourut à Paris, aussi regretté parmi nous que dans sa patrie. C'étoit, par excellence, ce qu'on appelle un galant homme, noble, sensible, généreux, plein de loyauté, de franchise, de politesse et de bonté, et il réunissoit ce que les deux caractères de l'Anglois et du François ont de meilleur et de plus estimable. Il avoit pour maîtresse une fille accomplie, et à qui l'envie elle-même n'a jamais reproché que de s'être donnée à lui. Je m'en fis une amie; c'étoit un moyen sûr de me faire un ami de milord d'Albemarle. Le nom de cette aimable personne étoit Gaucher: son nom d'enfance et de caresse étoit Lolotte. C'étoit à elle que son amant disoit, un soir qu'elle regardoit fixement une étoile: «Ne la regardez pas tant, ma chère; je ne puis pas vous la donner.» Jamais l'amour ne s'est exprimé plus délicatement. Celui de milord honoroit son objet par la plus haute estime et par le respect le plus tendre, et il n'étoit pas le seul qui eût pour elle ces sentimens. Aussi sage que belle, un seul homme avoit su lui plaire; et la plus excusable des erreurs où l'extrême jeunesse induise l'innocence avoit pris en elle un caractère de noblesse et d'honnêteté que le vice n'a jamais eu. Fidélité, décence, désintéressement, rien ne manquoit à son amour, pour être vertueux, que d'être légitime. Ces deux amans auroient été le plus parfait modèle des époux.

Le caractère de Mlle Gaucher étoit naïvement exprimé dans toute sa personne. Il y avoit dans sa beauté je ne sais quoi de romantique et de fabuleux qu'on n'avoit vu jusque-là qu'en idée. Sa taille avoit la majesté du cèdre, la souplesse du peuplier; sa démarche étoit indolente; mais, dans la négligence de son maintien, c'étoit un naturel plein de bienséance et de grâce. C'est d'après son image, présente à ma pensée, que j'ai peint autrefois la Bergère des Alpes. Une imagination vive et une raison froide donnoient à son esprit beaucoup de l'air de celui de Montaigne. C'étoit son livre favori et sa lecture habituelle: son langage en étoit imbu; il en avoit la naïveté, la couleur, l'abandon, bien souvent le tour énergique et le bonheur d'expression.

Autant qu'il est possible d'être charmé d'une femme sans être amoureux d'elle, autant j'étois charmé de celle-ci. Après la conversation de Voltaire, la plus ravissante pour moi étoit la sienne. Nous devînmes amis intimes dès que nous nous fûmes connus.

Elle perdit milord d'Albemarle: il lui avoit assuré, je crois, deux mille écus de rente; c'étoit là toute sa fortune. La douleur qu'elle ressentit de cette mort fut profonde, mais courageuse; et, en m'affligeant avec elle, je ne laissai pas de l'aider à soutenir décemment son malheur. Tous les amis de milord étoient les siens; ils lui restèrent tous fidèles. Le duc de Biron, le marquis de Castries et quelques autres du même étage, composoient sa société. Heureuse si, d'une situation si douce et dont elle étoit satisfaite, elle n'eût pas été jetée, par une espèce de fatalité, dans un état qui n'étoit pas le sien!

Sa santé s'étoit affoiblie; on en prit de l'inquiétude, et on lui conseilla les eaux de Barèges. En passant et en repassant par Montauban, elle fut honorablement traitée par le commandant, le comte d'Hérouville; et, en arrivant à Paris, elle reçut de lui une lettre à peu près conçue en ces mots: «Je suis empoisonné. Tout mon domestique l'est comme moi. Venez, Mademoiselle, venez à mon secours, et amenez-moi un médecin. Je n'ai confiance qu'en vous[77].» Elle partit en chaise de poste avec un médecin habile, et M. d'Hérouville fut sauvé. Il s'étoit déjà pris pour elle de cet enthousiasme qui, dans les vieillards à tête vive, ressemble beaucoup à l'amour. Le service qu'elle lui avoit rendu ne fit qu'y ajouter encore. Il l'avoit vue à la tête de sa maison y rétablir l'ordre et le calme, rendre l'espérance à ses gens à qui le vert-de-gris déchiroit les entrailles, le rassurer lui-même, et, de concert avec le docteur Malöet[78], faire au moral, de son côté, son office de médecin. Tant de zèle et tant de courage l'avoient ravi d'admiration; et, dès qu'il fut hors de danger, il ne sut lui exprimer sa reconnoissance qu'en lui disant, comme Médor à Angélique[79]:

     Vous servir est ma seule envie:
     J'en fais mon espoir le plus doux:
     Vous m'avez conservé la vie;
     Je ne la chéris que pour vous.

Elle fut asssez sage pour résister d'abord à ses instances; mais elle eut la foiblesse d'y céder à la fin, à condition cependant que leur mariage seroit secret. Il le fut quelque temps; mais elle devint mère: il fallut le rendre public.

Alors la seule conduite sage à tenir pour l'un et pour l'autre (et ce fut le conseil que je donnai à mon amie), ç'auroit été de se confiner dans une société d'hommes qu'ils auroient choisis à leur gré; de la rendre agréable, et, s'il étoit possible, attrayante aussi pour les femmes, ou de se passer d'elles sans faire semblant d'y penser. Mme d'Hérouville sentoit parfaitement que cette conduite étoit la seule qui lui convînt; mais son époux, impatient de la produire dans le monde, voulut faire violence à l'opinion. Malheureuse imprudence! il auroit dû savoir que cette opinion tenoit au plus grand intérêt des femmes; et que, déjà trop indignées que les filles leur enlevassent et leurs époux et leurs amans, elles étoient bien résolues à ne jamais souffrir qu'elles vinssent encore usurper leur état, et en jouir au milieu d'elles. Il se flatta qu'en faveur de sa femme un si beau caractère, un mérite si rare, tant de qualités estimables, tant de décence et de sagesse dans sa foiblesse même, la feroient oublier. Il fut cruellement détrompé de sa folle erreur: elle essuya des humiliations, et elle en mourut de douleur.

Ce fut aussi dans la maison de M. de La Popelinière que je me liai avec la famille Chalut, dont j'aurai lieu plus d'une fois de me louer dans ces Mémoires, et que j'ai vue s'éteindre sous mes yeux.

Enfin je dus au voisinage de la maison de campagne où j'étois, et de celle de Mme de Tencin, à Passy, l'avantage de voir quelquefois tête à tête cette femme extraordinaire. Je m'étois refusé à l'honneur d'être admis à ses dîners de gens de lettres; mais, lorsqu'elle venoit se reposer dans sa retraite, j'allois y passer avec elle les momens où elle étoit seule, et je ne puis exprimer l'illusion que me faisoit son air de nonchalance et d'abandon. Mme de Tencin, la femme du royaume qui, dans sa politique, remuoit le plus de ressorts et à la ville et à la cour, n'étoit pour moi qu'une vieille indolente. «Vous n'aimez pas, me disoit-elle, ces assemblées de beaux esprits; leur présence vous intimide; eh bien! venez causer avec moi dans ma solitude, vous y serez plus à votre aise, et votre naturel s'accommodera mieux de mon épais bon sens.» Elle me faisoit raconter mon histoire, dès mon enfance, entroit dans tous mes intérêts, s'affectoit de tous mes chagrins, raisonnoit avec moi mes vues et mes espérances, et sembloit n'avoir dans la tête autre chose que mes soucis. Ah! que de finesse d'esprit, de souplesse et d'activité, cet air naïf, cette apparence de calme et de loisir, ne me cachoient-ils pas! Je ris encore de la simplicité avec laquelle je m'écriois en la quittant: «La bonne femme!» Le fruit que je tirai de ses conversations, sans m'en apercevoir, fut une connoissance du monde plus saine et plus approfondie. Par exemple, je me souviens de deux conseils qu'elle me donna: l'un fut de m'assurer une existence indépendante des succès littéraires, et de ne mettre à cette loterie que le superflu de mon temps. «Malheur, me disoit-elle, à qui attend tout de sa plume! rien de plus casuel. L'homme qui fait des souliers est sûr de son salaire; l'homme qui fait un livre ou une tragédie n'est jamais sûr de rien.» L'autre conseil fut de me faire des amies plutôt que des amis. «Car, au moyen des femmes, disoit-elle, on fait tout ce qu'on veut des hommes; et puis ils sont les uns trop dissipés, les autres trop préoccupés de leurs intérêts personnels, pour ne pas négliger les vôtres; au lieu que les femmes y pensent, ne fût-ce que par oisiveté. Parlez ce soir à votre amie de quelque affaire qui vous touche; demain à son rouet, à sa tapisserie, vous la trouverez y rêvant, cherchant dans sa tête le moyen de vous y servir. Mais de celle que vous croirez pouvoir vous être utile, gardez-vous bien d'être autre chose que l'ami, car, entre amans, dès qu'il survient des nuages, des brouilleries, des ruptures, tout est perdu. Soyez donc auprès d'elle assidu, complaisant, galant même si vous voulez, mais rien de plus, entendez-vous?» Ainsi, dans tous nos entretiens, le naturel de son langage m'en imposoit si bien que je ne pris jamais son esprit que pour du bon sens.

Une liaison d'une autre espèce avec Cury et ses camarades, intendans des Menus-Plaisirs, date pour moi du même temps. Elle me coûta cher, comme on le verra dans la suite. Quant à présent, voici quelle en fut l'occasion. Quinault étoit l'un de mes poètes les plus chéris. Sensible à l'harmonie de ses beaux vers, charmé de l'élégante facilité de son style, je ne lisois jamais les belles scènes de Proserpine, de Thésée et d'Armide, qu'il ne me prît envie de faire un opéra, non sans quelque espérance d'écrire comme lui; vaine présomption de jeunesse, mais qui faisoit l'éloge du poète qui me l'inspiroit: car l'un des caractères du vrai beau, comme a dit Horace, est d'être en apparence facile à imiter, et en effet inimitable:

     Ut sibi quivis
     Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
     Ausus idem.

D'un autre côté, je passois ma vie avec Rameau; je le voyois travailler sur de mauvais poèmes, et j'aurois bien voulu lui en donner de meilleurs.

J'étois dans ces dispositions, lorsqu'à la naissance du duc de Bourgogne, le prévôt des marchands, Bernage, vint me proposer, à Passy, de faire, avec Rameau, un opéra relatif à cet heureux événement, et susceptible d'un grand spectacle. Il falloit que, dans cet ouvrage, paroles et musique, tout fût fait à la hâte et à jour nommé.

On se doute bien que de part et d'autre la besogne fut ébauchée. Cependant, comme Acanthe et Céphise[80] étoit un spectacle à grande machine, le mouvement du théâtre, la beauté des décorations, quelques grands effets d'harmonie, et peut-être aussi l'intérêt des situations, le soutinrent. Il eut, je crois, quatorze représentations; c'étoit beaucoup pour un ouvrage de commande.

Je fis moins mal deux actes détachés que Rameau voulut bien encore mettre en musique, la Guirlande[81] et les Sybarites[82]. Ils eurent tous deux du succès; mais j'entendois dans nos concerts des morceaux d'une mélodie après laquelle la musique françoise me sembloit lourde et monotone. Ces airs, ces duos, ces récits mesurés dont les Italiens composoient la scène lyrique, me charmoient l'oreille et me ravissoient l'âme. J'en étudiois les formes, j'essayois d'y plier et d'y accommoder notre langue, et j'aurois voulu que Rameau entreprît avec moi de transporter sur notre théâtre ces richesses et ces beautés; mais Rameau, déjà vieux, n'étoit pas disposé à changer de manière; et, dans celle des Italiens, ne voulant voir que le vice et l'abus, il feignoit de la mépriser. Le plus bel air de Léo, de Vinci, de Pergolèse, ou de Jomelli, le faisoit fuir d'impatience; ce ne fut que longtemps après que je trouvai des compositeurs en état de m'entendre et de me seconder. Dès lors pourtant je fus connu à l'Opéra parmi les amateurs, à la tête desquels, soit pour le chant, soit pour la danse, soit aussi pour la volupté, se distinguoient dans les coulisses les intendans des Menus-Plaisirs. Je m'engageai dans leur société par cette douce inclination qui naturellement nous porte à jouir de la vie; et leur commerce avoit pour moi d'autant plus d'attrait qu'il m'offroit, au sein de la joie, des traits de caractère d'une originalité piquante, et des saillies de gaieté du meilleur goût et du meilleur ton. Cury, le chef de la bande joyeuse, étoit homme d'esprit, bon plaisant, d'un sel fin dans son sérieux ironique, et plus espiègle que malin. L'épicurien Tribou[83], disciple du P. Porée, et l'un de ses élèves les plus chéris, depuis acteur de l'Opéra, et après avoir cédé la scène à Jélyotte, vivant libre et content de peu, étoit charmant dans sa vieillesse, par une humeur anacréontique qui ne l'abandonnoit jamais. C'est le seul homme que j'aie vu prendre congé gaiement des plaisirs du bel âge, se laisser doucement aller au courant des années, et dans leur déclin conserver cette philosophie verte, gaie et naïve, que Montaigne lui-même n'attribuoit qu'à la jeunesse.

Un caractère d'une autre trempe, et aussi aimable à sa manière, étoit celui de Jélyotte[84]: doux, riant, amistoux, pour me servir d'un mot de son pays, qui le peint de couleur natale, il portoit sur son front la sérénité du bonheur, et, en le respirant lui-même, il l'inspiroit. En effet, si l'on me demande quel est l'homme le plus complètement heureux que j'aie vu en ma vie, je répondrai: C'est Jélyotte. Né dans l'obscurité, et enfant de choeur d'une église de Toulouse dans son adolescence, il étoit venu de plein vol débuter sur le théâtre de l'Opéra, et il y avoit eu le plus brillant succès: dès ce moment il avoit été, et il étoit encore l'idole du public. On tressailloit de joie dès qu'il paroissoit sur la scène; on l'écoutoit avec l'ivresse du plaisir; et toujours l'applaudissement marquoit les repos de sa voix. Cette voix étoit la plus rare que l'on eût entendue, soit par le volume et la plénitude des sons, soit par l'éclat perçant de son timbre argentin. Il n'étoit ni beau ni bien fait; mais, pour s'embellir, il n'avoit qu'à chanter; on eût dit qu'il charmoit les yeux en même temps que les oreilles. Les jeunes femmes en étoient folles: on les voyoit, à demi-corps élancées hors de leurs loges, donner en spectacle elles-mêmes l'excès de leur émotion; et plus d'une des plus jolies vouloit bien la lui témoigner. Bon musicien, son talent ne lui donnoit aucune peine, et son état n'avoit pour lui aucun de ses désagrémens. Chéri, considéré parmi ses camarades, avec lesquels il étoit sur le ton d'une politesse amicale, mais sans familiarité, il vivoit en homme du monde, accueilli, désiré partout. D'abord c'étoit son chant que l'on vouloit entendre; et, pour en donner le plaisir, il étoit d'une complaisance dont on étoit charmé autant que de sa voix! Il s'étoit fait une étude de choisir et d'apprendre nos plus jolies chansons, et il les chantoit sur sa guitare avec un goût délicieux; mais bientôt on oublioit en lui le chanteur, pour jouir des agrémens de l'homme aimable; et son esprit, son caractère, lui faisoient dans la société autant d'amis qu'il avoit eu d'admirateurs. Il en avoit dans la bourgeoisie, il en avoit dans le plus grand monde; et, partout simple, doux et modeste, il n'étoit jamais déplacé. Il s'étoit fait, par son talent et par les grâces qu'il lui avoit obtenues, une petite fortune honnête; et le premier usage qu'il en avoit fait avoit été de mettre sa famille à son aise. Il jouissoit, dans les bureaux et les cabinets des ministres, d'un crédit très considérable, car c'étoit le crédit que donne le plaisir; et il l'employoit à rendre dans la province où il étoit né des services essentiels. Aussi y étoit-il adoré. Tous les ans il lui étoit permis, en été, d'y faire un voyage, et, de Paris à Pau, sa route étoit connue; le temps de son passage étoit marqué de ville en ville; partout des fêtes l'attendoient; et, à ce propos, je dois dire ce que j'ai su de lui à Toulouse avant mon départ. Il avoit deux amis dans cette ville, à qui jamais personne ne fut préféré: l'un étoit le tailleur chez lequel il avoit logé; l'autre son maître de musique lorsqu'il étoit enfant de choeur. La noblesse, le parlement, se disputoient le second souper que Jélyotte feroit à Toulouse; mais, pour le premier, on savoit qu'il étoit invariablement réservé à ses deux amis. Homme à bonnes fortunes, autant et plus qu'il n'auroit voulu l'être, il étoit renommé pour sa discrétion; et de ses nombreuses conquêtes on n'a connu que celles qui ont voulu s'afficher. Enfin, parmi tant de prospérités, il n'a jamais excité l'envie, et je n'ai jamais ouï dire que Jélyotte eût un ennemi.

Le reste de la société des Menus-Plaisirs étoit tout simplement des amis de la joie; et, parmi ceux-là, je puis dire que je tenois mon coin avec quelque distinction.

Or, après les dîners joyeux que je venois de faire avec ces messieurs-là, qu'on s'imagine me voir passer à l'école des philosophes, et aux spectacles des bouffons nouvellement arrivés d'Italie, dans le fameux coin de la reine, me glisser parmi les Diderot, les d'Alembert, les Buffon, les Turgot, les d'Holbach, les Helvétius, les Rousseau, tous brûlans de zèle pour la musique italienne, pleins d'ardeur pour élever cet édifice immense de l'Encyclopédie, dont on jetoit les fondemens; on dira de moi en petit ce qu'Horace a dit d'Aristippe:

Omnis Aristippum decuit color, et status, et res.

Oui, j'en conviens, tout m'étoit bon, le plaisir, l'étude, la table, la philosophie; j'avois du goût pour la sagesse avec les sages, mais je me livrois volontiers à la folie avec les fous. Mon caractère étoit encore flottant, variable et discord. J'adorois la vertu; je cédois à l'exemple et à l'attrait du vice. J'étois content, j'étois heureux, lorsque dans la petite chambre de d'Alembert, chez sa bonne vitrière, faisant avec lui tête à tête un dîner frugal, je l'entendois, après avoir chiffré tout le matin de sa haute géométrie, me parler en homme de lettres, plein de goût, d'esprit et de lumières; ou que sur la morale, déployant à mes yeux la sagesse d'un esprit mûr et l'enjouement d'une âme jeune et libre, il parcouroit le monde d'un oeil de Démocrite, et me faisoit rire aux dépens de la sottise et de l'orgueil. J'étois aussi heureux, mais d'une autre façon, plus légère et plus fugitive, lorsqu'au milieu d'une volée de jeux et de plaisirs échappés des coulisses, à table entre nos amateurs parmi les nymphes et les grâces, quelquefois parmi les bacchantes, je n'entendois vanter que l'amour et le vin. Je quittai tout cela pour me rendre à Versailles; mais, avant de me séparer des chefs de l'entreprise de l'Encyclopédie, je m'engageai à y contribuer dans la partie de la littérature; et, encouragé par les éloges qu'ils donnèrent à mon travail, j'ai fait plus que je n'espérois, et plus qu'on n'attendoit de moi.

Voltaire alors étoit absent de Paris; il étoit en Prusse. Le fil de mon récit a paru me distraire de mes relations avec lui; mais jusqu'à son départ elles avoient été les mêmes, et les chagrins qu'il avoit éprouvés sembloient encore avoir resserré nos liens. De ces chagrins le plus vif un moment fut celui de la mort de la marquise du Châtelet; mais, à ne rien dissimuler, je reconnus dans cette occasion, comme j'ai fait souvent, la mobilité de son âme. Lorsque j'allai lui témoigner la part que je prenois à son affliction: «Venez, me dit-il en me voyant, venez partager ma douleur. J'ai perdu mon illustre amie; je suis au désespoir, je suis inconsolable.» Moi, à qui il avoit dit souvent qu'elle étoit comme une furie attachée à ses pas, et qui savois qu'ils avoient été plus d'une fois dans leurs querelles aux couteaux tirés l'un contre l'autre, je le laissai pleurer et je parus m'affliger avec lui. Seulement, pour lui faire apercevoir dans la cause même de cette mort quelque motif de consolation, je lui demandai de quoi elle étoit morte. «De quoi! ne le savez-vous pas? Ah! mon ami! il me l'a tuée! le brutal. Il lui a fait un enfant.» C'étoit de Saint-Lambert, de son rival, qu'il me parloit. Et le voilà me faisant l'éloge de cette femme incomparable, et redoublant de pleurs et de sanglots. Dans ce moment arrive l'intendant Chauvelin[85], qui lui fait je ne sais quel conte assez plaisant; et Voltaire de rire aux éclats avec lui. Je ris aussi, en m'en allant, de voir dans ce grand homme la facilité d'un enfant à passer d'un extrême à l'autre dans les passions qui l'agitoient. Une seule étoit fixe en lui et comme inhérente à son âme: c'étoit l'ambition et l'amour de la gloire; et, de tout ce qui flatte et nourrit cette passion, rien ne lui étoit indifférent.

Ce n'étoit pas assez pour lui d'être le plus illustre des gens de lettres; il vouloit être homme de cour. Dès sa jeunesse la plus tendre, il avoit pris la flatteuse habitude de vivre avec les grands. D'abord, la maréchale de Villars, le grand-prieur de Vendôme, et, depuis, le duc de Richelieu, le duc de La Vallière, les Boufflers, les Montmorency, avoient été son monde. Il soupoit avec eux habituellement, et l'on sait avec quelle familiarité respectueuse il avoit l'art de leur écrire et de leur parler. Des vers légèrement et délicatement flatteurs, une conversation non moins séduisante que ses poésies, le faisoient chérir et fêter parmi cette noblesse. Or, cette noblesse étoit admise aux soupers du roi. Pourquoi lui n'en étoit-il pas? C'étoit l'une de ses envies. Il rappeloit l'accueil que Louis le Grand faisoit à Boileau et à Racine; il disoit qu'Horace et Virgile avoient l'honneur d'approcher d'Auguste, que l'Énéide avoit été lue dans le cabinet de Livie. Addison et Prior valoient-ils mieux que lui? Et dans leur patrie n'avoient-ils pas été employés honorablement, l'un dans le ministère et l'autre en ambassade? La place d'historiographe étoit déjà pour lui une marque de confiance; et quel autre avant lui l'avoit remplie avec autant d'éclat?

Il avoit acheté une charge de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi: cette charge, communément assez oiseuse, donnoit pourtant le droit d'être envoyé auprès des souverains pour des commissions légères, et il s'étoit flatté que, pour un homme comme lui, ces commissions ne se borneroient pas à de stériles complimens de félicitation et de condoléance. Il vouloit, comme on dit, faire son chemin à la cour; et, lorsqu'il avoit un projet dans la tête, il y tenoit obstinément: l'une de ses maximes étoit ces mots de l'Évangile: Regnum coelorum vim patitur, et violenti rapiunt illud; il employa donc à s'introduire auprès du roi tous les moyens imaginables.

Lorsque Mme d'Étioles, depuis marquise de Pompadour, fut annoncée pour maîtresse du roi, et avant même qu'elle fût déclarée, il s'empressa de lui faire sa cour. Il réussit aisément à lui plaire; et, en même temps qu'il célébroit les victoires du roi, il flattoit sa maîtresse en faisant pour elle de jolis vers. Il ne doutoit pas que par elle il n'obtînt la faveur d'être admis aux soupers des petits cabinets, et je suis persuadé qu'elle l'auroit voulu.

Transplantée à la cour, et assez mal instruite du caractère et des goûts du roi, elle avoit d'abord espéré de l'amuser par ses talens. Sur un théâtre particulier, elle jouoit devant lui de petits actes d'opéra, dont quelques-uns étoient faits pour elle, et dans lesquels son jeu, sa voix, son chant, étoient justement applaudis. Voltaire, en faveur auprès d'elle, s'avisa de vouloir diriger ce spectacle. L'alarme en fut au camp des gentilshommes de la chambre et des intendans des Menus-Plaisirs. C'étoit empiéter sur leurs droits, et ce fut entre eux une ligue pour éloigner de là un homme qui les auroit tous dominés, s'il avoit plu au roi autant qu'à sa maîtresse; mais on savoit que le roi ne l'aimoit pas, et que son empressement à se produire ajoutoit encore à ses préventions contre lui. Peu touché des louanges qu'il lui avoit données dans son Panégyrique, il ne voyoit en lui qu'un philosophe impie et qu'un flatteur ambitieux. À grand'peine avoit-il enfin consenti à ce qu'il fût reçu à l'Académie françoise. Sans compter les amis de la religion, qui n'étoient point les amis de Voltaire, il avoit à l'entour du roi des jaloux et des envieux de la faveur qu'on lui voyoit briguer, et ceux-là étoient attentifs à censurer ce qu'il faisoit pour plaire. À leur gré, le poème de Fontenoy n'étoit qu'une froide gazette; le Panégyrique du roi étoit inanimé, sans couleur et sans éloquence; les vers à Mme de Pompadour furent taxés d'indécence et d'indiscrétion, et dans ces vers surtout,

     Soyez tous deux sans ennemis,
     Et gardez tous deux vos conquêtes,

on fit sentir au roi qu'il étoit messéant de le mettre au niveau et de pair avec sa maîtresse.

Au mariage du dauphin avec l'infante d'Espagne, il fut aisé de relever l'inconvenance et le ridicule d'avoir donné pour spectacle à l'infante cette Princesse de Navarre, qui véritablement n'étoit pas faite pour réussir. Je n'en dis pas de même de l'opéra du Temple de la Gloire: l'idée en étoit grande, le sujet bien conçu et dignement exécuté. Le troisième acte, dont le héros étoit Trajan, présentoit une allusion flatteuse pour le roi: c'étoit un héros juste, humain, généreux, pacifique, et digne de l'amour du monde, à qui le temple de la Gloire étoit ouvert. Voltaire n'avoit pas douté que le roi ne se reconnût dans cet éloge. Après le spectacle, il se trouva sur son passage; et, voyant que Sa Majesté passoit sans lui rien dire, il prit la liberté de lui demander: «Trajan est-il content?» Trajan, surpris et mécontent qu'on osât l'interroger, répondit par un froid silence; et toute la cour trouva mauvais que Voltaire eût osé questionner le roi.

Pour l'éloigner, il ne s'agissoit que d'en détacher la maîtresse; et le moyen que l'on prit pour cela fut de lui opposer Crébillon.

Celui-ci, vieux et pauvre, vivoit avec ses chiens, dans le fond du Marais, travaillant à bâtons rompus à ce Catilina qu'il annonçoit depuis dix ans, et dont il lisoit çà et là quelques lambeaux de scènes qu'on trouvoit admirables. Son âge, ses succès, ses moeurs un peu sauvages, son caractère soldatesque, sa figure vraiment tragique, l'air, le ton imposant, quoique simple, dont il récitoit ses vers âpres et durs, la vigueur, l'énergie qu'il donnoit à son expression, tout concouroit à frapper les esprits d'une sorte d'enthousiasme. J'ai entendu applaudir avec transport, par des gens qui n'étoient pas bêtes, ces vers qu'il avoit mis dans la bouche de Cicéron:

     Catilina, je crois que tu n'es point coupable;
     Mais, si tu l'es, tu n'es qu'un homme détestable;
     Et je ne vois en toi que l'esprit et l'éclat
     Du plus grand des mortels, ou du plus scélérat.

Le nom de Crébillon étoit le mot de ralliement des ennemis de Voltaire. Électre et Rhadamiste, qu'on jouoit quelquefois encore, attiroient peu de monde; tout le reste des tragédies de Crébillon étoit oublié, tandis que, de Voltaire, Oedipe, Alzire, Mahomet, Zaïre, Mérope, occupoient le théâtre dans tout l'éclat d'un plein succès. Le parti du vieux Crébillon, peu nombreux, mais bruyant, ne laissoit pas de l'appeler le Sophocle de notre siècle; et, même parmi les gens de lettres, les Marivaux disoient que devant le génie de Crébillon devoit pâlir et s'éclipser tout le bel esprit de Voltaire.

On parla devant Mme de Pompadour de ce grand homme abandonné, qu'on laissoit vieillir sans secours, parce qu'il étoit sans intrigue. C'étoit la prendre par son endroit sensible. «Que dites-vous? s'écria-t-elle; Crébillon est pauvre et délaissé!» Aussitôt elle obtint pour lui du roi une pension de cent louis sur sa cassette.

Crébillon s'empressa d'aller remercier sa bienfaitrice. Une légère incommodité la tenoit dans son lit lorsqu'on le lui annonça; elle le fit entrer. La vue de ce beau vieillard l'attendrit; elle le reçut avec une grâce touchante. Il en fut ému; et, comme il se penchoit sur son lit pour lui baiser la main, le roi parut. «Ah! Madame, s'écria Crébillon, le roi nous a surpris; je suis perdu!» Cette saillie d'un vieillard de quatre-vingts ans plut au roi; le succès de Crébillon fut décidé. Tous les Menus-Plaisirs se répandirent en éloges de son génie et de ses moeurs. «Il avoit, disoit-on, de la fierté, mais point d'orgueil, et encore moins de vaine gloire. Son infortune étoit la preuve de son désintéressement. C'étoit un caractère antique et vraiment l'homme dont le génie honoroit le règne du roi.» On parloit de Catilina comme de la merveille du siècle. Mme de Pompadour voulut l'entendre. Le jour fut pris pour cette lecture; le roi, invisible et présent, l'entendit. Elle eut un plein succès; et, lorsque Catilina fut mis au théâtre, Mme de Pompadour, accompagnée d'une volée de courtisans, vint assister à ce spectacle avec le plus vif intérêt. Peu de temps après, Crébillon obtint la faveur d'une édition de ses oeuvres à l'imprimerie du Louvre, aux dépens du trésor royal. Dès ce temps-là, Voltaire fut froidement reçu, et cessa d'aller à la cour.

On sait quelle avoit été sa relation avec le prince royal de Prusse. Ce prince, devenu roi, lui marquoit les mêmes bontés; et la manière infiniment flatteuse dont Voltaire y répondoit n'avoit peut-être pas laissé de contribuer en secret à lui aliéner l'esprit de Louis XV. Le roi de Prusse donc, en relation avec Voltaire, n'avoit cessé, depuis son avènement à la couronne, de l'inviter à l'aller voir; et la faveur dont Crébillon jouissoit à la cour, l'ayant piqué au vif, avoit décidé son voyage. Mais, avant de partir, il avoit voulu se venger de ce désagrément, et il s'y étoit pris en grand homme: il avoit attaqué son adversaire corps à corps pour se mesurer avec lui dans les sujets qu'il avoit traités, ne s'abstenant que de Rhadamiste, d'Atrée et de Pyrrhus: de l'un sans doute par respect, de l'autre par horreur, et du troisième par dédain d'un sujet ingrat et fantasque.

Il commença par Sémiramis, et la manière grande et tragique dont il en conçut l'action, la couleur sombre, orageuse et terrible qu'il y répandit, le style magique qu'il y employa, la majesté religieuse et formidable dont il la remplit, les situations et les scènes déchirantes qu'il en tira, l'art enfin dont il sut en préparer, en établir, en soutenir le merveilleux, étoient bien faits pour anéantir la foible et froide Sémiramis de Crébillon; mais alors le théâtre n'étoit pas susceptible d'une action de ce caractère. Le lieu de la scène étoit resserré par une foule de spectateurs, les uns assis sur des gradins, les autres debout au fond du théâtre et le long des coulisses, en sorte que Sémiramis éperdue et l'ombre de Ninus sortant de son tombeau étoient obligées de traverser une épaisse haie de petits-maîtres. Cette indécence jeta du ridicule sur la gravité de l'action théâtrale. Plus d'intérêt sans illusion, plus d'illusion sans vraisemblance; et cette pièce, le chef-d'oeuvre de Voltaire, du côté du génie, eut dans sa nouveauté assez peu de succès pour faire dire qu'elle étoit tombée. Voltaire en frémit de douleur; mais il ne se rebuta point. Il fit l'Oreste d'après Sophocle, et il s'éleva au-dessus de Sophocle lui-même dans le rôle d'Électre, et dans l'art de sauver l'indécence et la dureté du caractère de Clytemnestre. Mais, dans le cinquième acte, au moment de la catastrophe, il n'avoit pas encore assez affaibli l'horreur du parricide, et, le parti de Crébillon n'étant là rien moins que bénévole, tout ce qui pouvoit donner prise à la critique fut relevé par des murmures ou tourné en dérision. Le spectacle en fut troublé à chaque instant, et cette pièce, qui depuis a été justement applaudie, essuya des huées. J'étais dans l'amphithéâtre, plus mort que vif. Voltaire y vint; et, dans un moment où le parterre tournoit en ridicule un trait de pathétique, il se leva et s'écria: «Eh! barbares! c'est du Sophocle!»

Enfin, il donna Rome sauvée, et, dans les personnages de Cicéron, de César, de Caton, il vengea la dignité du sénat romain, que Crébillon avoit dégradée en subordonnant tous ces grands caractères à celui de Catilina. Je me souviens qu'en venant d'écrire les belles scènes de Cicéron et de César avec Catilina, il me les lut dans une perfection dont jamais acteur n'approchera: simplement, noblement, sans aucune manière, mieux que jamais lui-même je ne l'avois entendu lire. «Ah! vous avez, lui dis-je, la conscience en repos sur ces vers-là; aussi ne les fardez-vous point, et vous avez raison: vous n'en avez jamais fait de plus beaux.» Cette pièce eut dans l'opinion des gens instruits un grand succès d'estime; mais elle n'étoit pas faite pour émouvoir la multitude, et cette éloquence du style, ce mérite d'avoir si savamment observé les moeurs et peint les caractères, fut peu sensible aux yeux de cette masse du public. Ainsi, avec des avantages prodigieux sur son rival, Voltaire eut la douleur de se voir disputer, refuser même le triomphe.

Ces dégoûts avoient déterminé son voyage en Prusse. Une seule difficulté le retardoit encore, et la manière dont elle fut levée est assez curieuse pour vous amuser un moment.

La difficulté consistoit dans les frais du voyage, sur lesquels Frédéric se faisoit un peu tirer l'oreille. Il vouloit bien défrayer Voltaire, et pour cela il consentoit à lui donner mille louis; mais Mme Denis vouloit accompagner son oncle, et, pour ce surcroît de dépense, Voltaire demandoit mille louis de plus. C'étoit à quoi le roi de Prusse ne vouloit point entendre. «Je serai fort aise, lui écrivoit-il, que Mme Denis vous accompagne; mais je ne le demande pas.» «Voyez-vous, me disoit Voltaire, cette lésine dans un roi. Il a des tonneaux d'or, et il ne veut pas donner mille pauvres louis pour le plaisir de voir Mme Denis à Berlin! Il les donnera, ou moi-même je n'irai point.» Un incident comique vint terminer cette dispute. Un matin que j'allois le voir, je trouvai son ami Thiriot dans le jardin du Palais-Royal; et, comme il étoit à l'affût des nouvelles littéraires, je lui demandai s'il y en avoit quelqu'une. «Oui, vraiment, il y en a, et des plus curieuses, me dit-il. Vous allez chez M. de Voltaire: là vous les entendrez, car je m'en vais m'y rendre dès que j'aurai pris mon café.»

Voltaire travailloit dans son lit lorsque j'arrivai. À son tour, il me demanda: «Quelles nouvelles?—Je n'en sais point, lui dis-je; mais Thiriot, que j'ai rencontré au Palais-Royal, en a, dit-il, d'intéressantes à vous apprendre. Il va venir.»

«Eh bien! Thiriot, lui dit-il, vous avez donc à nous conter des nouvelles bien curieuses?—Oh! très curieuses, et qui vous feront grand plaisir, répondit Thiriot avec son sourire sardonique et son nasillement de capucin.—Voyons, qu'avez-vous à nous dire?—J'ai à vous dire qu'Arnaud-Baculard est arrivé à Potsdam, et que le roi de Prusse l'y a reçu à bras ouverts.—À bras ouverts!—Qu'Arnaud lui a présenté une épître[86].—Bien boursouflée et bien maussade?—Point du tout, fort belle, et si belle que le roi y a répondu par une autre épître.—Le roi de Prusse une épître à d'Arnaud! Allons, Thiriot, allons, on s'est moqué de vous.—Je ne sais pas si on s'est moqué de moi, mais j'ai en poche les deux épîtres.—Voyons, donnez donc vite, que je lise ces deux chefs-d'oeuvre. Quelle fadeur! quelle platitude! quelle bassesse!» disoit-il en lisant l'épître de d'Arnaud; et, passant à celle du roi, il lut un moment en silence et d'un air de pitié; mais, quand il en fut à ces vers:

     Voltaire est à son couchant;
     Vous êtes à votre aurore,

il fit un haut-le-corps et sauta de son lit, bondissant de fureur: «Voltaire est à son couchant et Baculard à son aurore! Et c'est un roi qui écrit cette sottise énorme! Ah! qu'il se mêle donc de régner!»

Nous avions de la peine, Thiriot et moi, à ne pas éclater de rire de voir Voltaire en chemise, gambadant de colère et apostrophant le roi de Prusse. «J'irai, disoit-il, oui, j'irai lui apprendre à se connoître en hommes;» et dès ce moment-là son voyage fut décidé. J'ai soupçonné le roi de Prusse d'avoir voulu lui donner ce coup d'éperon, et sans cela je doute qu'il fût parti, tant il étoit piqué du refus des mille louis, non point par avarice, mais de dépit de ne pas avoir obtenu ce qu'il demandoit.

Volontaire à l'excès par caractère et par système, il avoit, même dans les petites choses, une répugnance incroyable à céder et à renoncer à ce qu'il avoit résolu. J'en vis encore avant son départ un exemple assez singulier. Il lui avoit pris fantaisie d'avoir en voyage un couteau de chasse, et, un matin que j'étois chez lui, on lui en apporta un faisceau pour en choisir un. Il le choisit; mais le marchand voulait un louis de son couteau de chasse, et Voltaire s'étoit mis dans la tête de n'en donner que dix-huit francs. Le voilà qui calcule en détail ce qu'il peut valoir; il ajoute que le marchand porte sur son visage le caractère d'un honnête homme, et qu'avec cette bonne foi qui est peinte sur son front il avouera qu'à dix-huit francs cette arme sera bien payée. Le marchand accepte l'éloge qu'il veut bien faire de sa figure; mais il répond qu'en honnête homme il n'a qu'une parole, qu'il ne demande au juste que ce que vaut la chose, et qu'en la donnant à plus bas prix il ferait tort à ses enfans. «Vous avez des enfans? lui demande Voltaire.—Oui, Monsieur, j'en ai cinq, trois garçons et deux filles, dont le plus jeune a douze ans.—Eh bien! nous songerons à placer les garçons, à marier les filles. J'ai des amis dans la finance, j'ai du crédit dans les bureaux; mais terminons cette petite affaire: voilà vos dix-huit francs; qu'il n'en soit plus parlé.» Le bon marchand se confondit en remerciemens de la protection dont vouloit l'honorer Voltaire, mais il se tint à son premier mot pour le prix du couteau de chasse, et n'en rabattit pas un liard. J'abrège cette scène, qui dura un quart d'heure par les tours d'éloquence et de séduction que Voltaire employa inutilement, non pas à épargner six francs qu'il auroit donnés à un pauvre, mais à donner à sa volonté l'empire de la persuasion. Il fallut qu'il cédât lui-même, et, d'un air interdit, confus et dépité, il jeta sur la table cet écu qu'il avoit tant de peine à lâcher. Le marchand, dès qu'il eut son compte, lui rendit grâces de ses bontés, et s'en alla.

«J'en suis bien aise, dis-je tout bas en le voyant partir.—De quoi, me demanda Voltaire avec humeur, de quoi donc êtes-vous bien aise?—De ce que la famille de cet honnête homme n'est plus à plaindre. Voilà bientôt ses fils placés, ses filles mariées; et lui, en attendant, il a vendu son couteau de chasse ce qu'il vouloit, et vous l'avez payé malgré toute votre éloquence.—Et voilà de quoi tu es bien aise, têtu de Limosin!—Oh! oui, j'en suis content. S'il vous avoit cédé, je crois que je l'aurois battu.—Savez-vous, me dit-il en riant dans sa barbe, après un moment de silence, que, si Molière avoit été témoin d'une pareille scène, il en auroit fait son profit?—Vraiment, lui dis-je, c'eût été le pendant de celle de M. Dimanche.» C'étoit ainsi qu'avec moi sa colère, ou plutôt son impatience, se terminoit toujours en douceur et en amitié.

Comme à l'égard du roi de Prusse j'étois dans son secret, et que je croyois être aussi dans le secret du roi de Prusse sur le peu de sincérité des caresses qu'il lui faisoit, j'avois quelque pressentiment du mécontentement qu'ils auroient l'un de l'autre en se voyant de près. Une âme aussi impérieuse et un esprit aussi ardent ne pouvoient guère être compatibles, et j'avois l'espérance de voir bientôt Voltaire revenir plus mécontent de l'Allemagne qu'il ne l'étoit de son pays; mais le nouveau dégoût qu'il éprouva en allant prendre congé du roi, et la colère qu'il en témoigna, ne me laissèrent plus cette illusion consolante. En sa qualité de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il crut pouvoir oser lui demander ses ordres auprès du roi de Prusse; mais le roi, pour réponse, lui tourna le dos brusquement; et lui, dans son dépit, dès qu'il fut sorti du royaume, lui renvoya son brevet d'historiographe de France, et accepta sans son agrément la croix de l'ordre du Mérite, dont le roi de Prusse le décora, pour l'en dépouiller peu de temps après.

L'exemple de tant d'amertume et de tribulations répandues dans la vie de ce grand homme ne fit que me rendre plus redoutable la carrière des lettres où j'étois engagé, et plus doux le repos obscur dont j'allois jouir à Versailles.

Ici finissent, grâce au Ciel, les égaremens de ma jeunesse; ici commence pour moi le cours d'une vie moins dissipée, plus sage, plus égale, et surtout moins en butte aux orages des passions; ici enfin mon caractère, trop longtemps mobile et divers, va prendre un peu de consistance; et, sur une base solide, ma raison pourra travailler en silence à régler mes moeurs.

NOTES

[1: Mémoires de Morellet (1821), II, 30.]

[2: Corps législatif. Conseil des Anciens. Rapport fait par Marmontel, au nom de la commission nommée pour l'examen de la résolution du 12 fructidor, sur la manière de disposer des livres conservés dans les dépôts littéraires. Séance du 24 prairial an V (12 juin 1797). Paris, Imp. nationale, prairial an V, in-8, 15 p.]

[3: Mémoires et Récits de François Chéron, publiés par F. Hervé-Bazin. Paris, librairie de la Société bibliographique, 1882, in-18, p. 11 3-i 14.]

[4: Voici cet acte de décès, dont je dois la copie à M. le maire de Saint-Aubin-sur-Gaillon, et que je crois inédit:

«Aujourd'hui, dixième jour de nivôse, l'an huitième de la République françoise, une et indivisible, à dix heures du matin; par devant moi, Jean-Baptiste Crepel, agent municipal de la commune de Saint-Aubin-sur-Gaillon, chargé par la Loi de recevoir les actes de naissance et décès des citoyens, sont comparus les citoyens Antoine-Félix Baroche, notaire public, âgé de cinquante-cinq ans, domicilié en la commune de Gaillon, et René Lemonnier, juge de paix, âgé de cinquante-cinq ans, domicilié en la commune de Saint-Aubin, amis du citoyen Jean-François Marmontel, homme de lettres, âgé de soixante-seize ans, époux de Marie-Adélaïde Lairin-Montigny, domicilié en ladite commune, né en la commune de Bort; lesquels, Antoine-Félix Baroche et René Lemonnier, m'ont déclaré que ledit Jean-François Marmontel est mort aujourd'hui à minuit, en son domicile, section d'Habloville. D'après cette déclaration, je me suis sur-le-champ transporté au lieu de ce domicile, je me suis assuré du décès dudit Jean-François Marmontel, et j'en ai dressé le présent acte, que Antoine-Félix Baroche et René Lemonnier ont signé avec moi.

Fait à Saint-Aubin-sur-Gaillon, les jour, mois et an ci-dessus.»

(Suivent les signatures.) ]

[5: La Petite Revue anecdotique, 25 février 1868.]

[6: «Natif de Bort en Limousin, et d'une famille obscure et pauvre, Marmontel fut dès l'enfance placé chez un curé qui était son parent, et qui lui apprit un peu de latin. Ne s'étant pas bien comporté chez cet ecclésiastique, son père lui fit apprendre le métier de tailleur. Il vint à Toulouse et entra en qualité de garçon chez Lamanière, tailleur des jésuites. Un jour, en portant un habit à un pensionnaire, il le trouva occupé à un thème dont il ne pouvait venir à bout. Marmontel s'approcha, lut l'ouvrage de l'enfant, et lui fit connaître ses fautes. «Puisque vous savez le latin, lui dit l'écolier, faites-moi le plaisir d'arranger ce thème.» Marmontel fit des corrections élégantes. Le préfet de l'enfant, peu accoutumé à tant de perfection de sa part, lui dit: «Mon ami, qui a fait ce thème?—Le garçon tailleur, répondit l'enfant.—Oh! parbleu, je veux le connaître, dit le jésuite.» Il le mande, lui parle, est satisfait de lui, et lui propose de reprendre ses études. Marmontel y consent, et, pour lui donner les moyens de subsister, il le place en qualité de précepteur dans une maison bourgeoise. Dès lors, il prit un goût décidé pour les belles-lettres, et, pendant son cours de philosophie et de droit, il s'associa aux d'Auffrery, aux Forest, aux Dutour, aux Revel, et ils formèrent ensemble l'Académie des Galetas [la Petite Académie], où ils rectifiaient leurs compositions réciproques. Il travailla avec eux pour les Jeux floraux et remporta une foule de prix. Voulant aller se perfectionner dans la capitale, M. de Mondran, l'ami des talents et des artistes, lui donna une lettre de recommandation pour son gendre, La Popelinière, fermier général, qui se piquait de littérature, et qui le garda longtemps chez lui avec distinction.»

Taverne est le seul qui ait ainsi conté les débuts de Marmontel, et je reproduis son récit tel quel, sans m'en porter garant. Il se termine d'ailleurs par une erreur manifeste: M. de Mondran ne devint le beau-père de La Popelinière qu'en 1759, près de quinze ans après l'arrivée de Marmontel à Paris.]

[7: Le théâtre du Vaudeville donna encore, le 23 janvier 1813, Marmontel et Thomas, ou la Parodie de Cinna, vaudeville en un acte. «Il n'y a dans cet ouvrage, dit le Magasin encyclopédique, après avoir rappelé l'épisode qui en avait fourni le sujet, ni ce qui provoque une chute, ni ce qui justifie un succès. Le public, qui l'avait entendu avec une paisible indulgence, n'a pas vu sans surprise la toile se lever et Vertpré venir proclamer le nom de M. Dumolard.» Celui-ci l'a gardé en portefeuille.]

[8: Voir dans le Mercure de France du 8 nivôse an XIII, (29 décembre 1804) un article violent, presque grossier, de Fiévée contre Marmontel et ses contemporains, article cité et réfuté par le Publiciste du 13 fructidor (31 août 1805). Voir aussi la Décade philosophique, tome 43 (an XIII, 1er trimestre), p. 567, et tome 44, p. 27-37.]

[9: J'ai copié ce fragment de lettre dans la partie restée inédite du manuscrit de la Correspondance littéraire, appartenant à la Bibliothèque Ducale de Gotha.]

[10: Publiée dans le tome IV (p. 170) de ses Oeuvres, réunies par son fils (Typ. Firmin Didot, 1853-1859, 8 vol. in-8), et non mises dans le commerce. Le destinataire de cette lettre ne peut être Jean de Vaines, mort en 1803.]

[11: Bort, chef-lieu de canton de l'arrondissement, et à trente kilomètres sud-est d'Ussel (Corrèze), sur la Dordogne. Les concrétions basaltiques connues sous le nom d'orgues de Bort sont une des curiosités de ce beau pays, fréquenté depuis quelques années seulement par les touristes.]

[12: À cette allusion beaucoup trop rapide et discrète, il est permis aujourd'hui d'opposer des documents positifs. M. Ernest Rupin a retrouvé et publié l'extrait baptistaire d'où il résulte que Jean-François Marmontel, né le 11 juillet 1723 et baptisé le surlendemain, était fils de Martin Marmontel, tailleur d'habits, originaire d'Auvergne, et de Marianne Gourdes, native de Bort. La notice de M. Rupin, publiée dans le Bulletin de la Corrèze (tome IV, 1882), a été tirée à part; elle est ornée d'un portrait gravé à l'eau-forte par M. Ad. Lalauze.]

[13: Jean-Gilles du Coëtlosquet, né au manoir de Kérigou (à deux kilomètres de Saint-Pol-de-Léon), le 15 septembre 1700, évêque de Limoges (1739-1757), précepteur des enfants de France (1758-1771), membre de l'Académie française (1761), en remplacement de l'abbé Sallier, mort à Paris le 21 mars 1784. Il eut pour successeur à l'Académie le marquis de Montesquiou. Voir sur Coëtlosquet l'étude que lui a consacrée M. René Kerviler dans la Bretagne à l'Académie française au XVIIIe siècle (V. Palmé, 1889, in-8).]

[14: Jacques-Antoine Malosse, né au Puy le 14 décembre 1713, entré dans l'ordre le 11 septembre 1729. En 1762, il se retira au Puy.]

[15: Les anciens éditeurs ont tous imprimé à tort le P. Bourges. Jean Bourzes, dont la date et le lieu de naissance ne sont pas connus, entra dans l'ordre en 1695. Tour à tour professeur de physique à Aubenas(1711-1712), de philosophie à Tournon (1713-1717), préfet des études à Rodez (1717-1713), de nouveau professeur de philosophie à Perpignan (1720-1725), il tint, en effet, les classes de cinquième, de quatrième et de troisième à Mauriac (1729-1738); il mourut au grand séminaire d'Auch, en 1741, après avoir passé les deux dernières années de sa vie à Toulouse, où Marmontel dit, un peu plus bas, qu'il le revit «infirme et presque délaissé».]

[16: Le P. Jacques Vanière (1664-1739) n'est pas l'auteur du fameux Gradus ad Parnassum, dont la première édition, sous le titre de Epithetorum et synonymorum thésaurus, remonte à 1652, mais il y fit en 1722 des additions et corrections importantes. Voy. Barbier, Examen des dictionnaires historiques, v° Aler.]

[17: Le P. Claude-Alexandre By (et non Bis, comme on l'a imprimé jusqu'à ce jour), né à Mâcon le 28 juillet 1703, entré le 7 août 1721, préfet des études et prédicateur à Mauriac (1736-1738), était, en 1762, directeur des retraites à la maison professe de Toulouse.]

[18: Le P. Ignace Decebié ou de Cebié (on trouve ces deux formes, mais non Cibier, comme le portent les anciennes éditions), né à Àurillac le 20 février 1711, entré dans l'ordre le 6 octobre 1728, professa les humanités à Mauriac de 1736 à 1738. En 1762, il était missionnaire à Aurillac.]

[19: Le P. Jean-Pierre Balme professa la rhétorique à Mauriac de 1737 à 1739. En 1742, il partit pour les Antilles.]

[20: Selon M. Rupin, cette initiale dissimulerait Mlle Broquin, dont la famille existe encore à Bort. Des vieillards se souvenaient d'avoir vu sur un hêtre de l'île Verdier, ou des Amours, le chiffre M. B., que la tradition attribuait aux deux amoureux, et sous lequel on lisait la date de 1746. L'arbre fut déraciné en 1830.]

[21: Il y a six localités de ce nom dans le département de la Corrèze; celle dont parle Marmontel est située à 13 kilomètres d'Ussel et à 17 kilomètres de Bort.]

[22: Coëtlosquet. Voyez ci-dessus, note n° 13.]

[23: Annet-Charles de Gain, marquis de Linars, page de la petite écurie en 1709, marié, le 19 juillet 1723, à Anne-Perry de Saint-Auvent, fille d'Isaac, marquis de Monmoreau, et d'Anne de Rochechouart, comtesse de Saint-Auvent, mort à soixante-seize ans et enterré à Linars le 20 mai 1768. L'élève de Marmontel était le second de six enfants du marquis, Jean, chevalier de Malte et plus tard capitaine de dragons. (L'abbé Nadaud, Nobiliaire du diocèse de Limoges, 1856-1880, 4 vol. in-8.)]

[24: Les Sermons du P. de La Rue (1643-1725) pour le Carême et l'Avent ont été publiés par l'auteur en 1719, 4 vol. in-8, et réimprimés en 1781 (Toulouse, Sens et Nîmes, 4 vol. in-12). Ils avaient été publiés dès 1706 sur des copies infidèles par le libraire Foppens, de Bruxelles, et remis en circulation sous le nom du P. Le Maure, prêtre de l'Oratoire, Bruxelles, 1734, 4 vol. in-12.]

[25: Les Sermons du P. Timoléon Cheminais de Montaigu (1652-1689) ont été publiés pour la première fois en 1691, et réimprimés en 1734, 1738, 1756 (in-12 et in-24).]

[26: Frédéric-Jérôme, cardinal de La Rochefoucauld de Roye, archevêque de Bourges de 1729 au 29 avril 1758, coadjuteur de l'abbaye de Cluny (1738), chargé de la feuille des bénéfices (1755) et grand aumônier (1756).]

[27: Claude-Annet, baron d'Anval, seigneur de Teissonières, capitaine au régiment d'Enghien, chevalier de Saint-Louis, marié, en 1741, à Marie de Bort, dame de Teissonières. (Nadaud.)]

[28: Et non Noaillac, comme le portent les anciennes éditions. Il y a eu deux jésuites du nom de Nolhac (probablement les deux frères), tous deux nés au Puy: l'un, Jacques-Antoine, le 22 octobre 1713; l'autre, Antoine, le 17 janvier 1715. Le premier, entré le 29 septembre 1728, professa les humanités et la rhétorique et la philosophie; en 1761, il était recteur à Béziers; le second, entré en 1732, qui professa également les mêmes classes, devint, après la suppression de l'ordre, curé de Saint-Symphorien d'Avignon, où il fut massacré le 18 octobre 1791 et jeté dans la Glacière. Il est assez difficile de déterminer quel est celui des deux que Marmontel a connu.]

[29: Fondé en 1382, par le cardinal de Pampelune, neveu d'Innocent VI, pour vingt boursiers et quatre prêtres.]

[30: Cette première lettre n'est pas connue.]

[31: Poitevin-Peitavi, auteur de Mémoires pour servir à l'histoire des Jeux Floraux (Toulouse, 1815, 2 vol. in-8), s'est inscrit en faux contre cette assertion. Marmontel remporta, en effet, deux prix en 1744 et en 1745, mais non le prix d'honneur, c'est-à-dire l'amarante, qu'il n'obtint que le 3 mai 1749, avec une ode sur la Chasse, alors qu'il était deux fois déjà lauréat de l'Académie française. Les autres pièces couronnées sont les suivantes: l'Églogue, idylle (1744); la Jonction des deux mers par Hercule, poème (1745); l'Incarnation du Verbe, Philis (À Mme la c. D.) (1745); l'Origine du fard, idylle (1745).]

[32: Marmontel veut certainement parler ici de Jean Reynal, né à Grammont en Rouergue, en 1702, d'une famille obscure, entré à seize ans chez les doctrinaires de Villefranche. Professeur à vingt-cinq ans, il enseigna successivement, au collège de l'Esquille, la rhétorique et la philosophie, fut recteur du collège, puis appelé, malgré sa résistance, au généralat de la congrégation. Il mourut en 1763. Reynal avait composé un poème latin sur l'Aimant.]

[33: Charles-Antoine de La Roche-Aymon, né en 1697, mort le 27 octobre 1777, évêque in partibus de Sarepta (1725), puis de Tarbes (1729), archevêque de Toulouse en 1740, archevêque de Reims en 1752, grand aumônier de France, cardinal, abbé de Saint-Germain-des-Prés, et ministre de la feuille des bénéfices.]

[34: Poitevin-Peitavi cite, parmi les confrères de Marmontel à la Petite Académie, le chevalier de Rességuier, d'Aufrery, Castilhon, le président d'Orbessan, le président du Puget, etc. Cette association n'était pas en concurrence avec la séculaire institution des Jeux floraux; c'était plutôt une sorte de séminaire poétique où l'on s'exerçait aux luttes futures.]

[35: Henri-Gabriel du Puget, né le 23 juillet 1725, de Charles-Joachim du Puget, président au Parlement de Toulouse, et de Marie de Pralheau, conseiller en 1748, président à mortier le 23 mai 1759, mort le 25 octobre 1772.]

[36: Jean-Gaspard de Maniban, né à Toulouse le 2 juillet 1686, fils d'un président à mortier, fut lui-même élevé à cette dignité en 1714; nommé premier président en 1721, il mourut dans l'exercice de ses fonctions, le 30 août 1762. Il avait épousé, en 1707, Jeanne-Christine de Lamoignon, fille de Chrétien-François de Lamoignon, président à mortier au Parlement de Paris.]

[37: Selon Poitevin-Peitavi, «ce récit est absolument incroyable de ceux qui se souviennent du ton du pays et des moeurs de ce temps-là, qui savent que M. du Puget était de l'âge de Marmontel, aussi vigoureux que lui, exercé, comme tous les jeunes Toulousains, au maniement des armes, et sentant, au moins à vingt-deux ans, que la prérogative de pouvoir être toujours armé avait pour objet principal la défense de son honneur et la répression des outrages que Marmontel se vante de lui avoir faits impunément».]

[38: Les Thermes de Julien appartenaient depuis le XIVe siècle à l'ordre de Cluny, qui n'en fut dépossédé qu'en 1790. (Leroux de Lincy, Mémoires de la Société des antiquaires de France, tome XVIII.)]

[39: Selon le duc de Luynes et le Journal de Barbier, la retraite ou la disgrâce de Philibert Orry fut officiellement connue dans les premiers jours de décembre 1745; mais le bruit s'en était répandu auparavant parmi les gens bien informés, car Marmontel, dans une lettre adressée au marquis de Fulvy, neveu du ministre, dit qu'il arriva à Paris au mois d'octobre 1745. Cette lettre, datée du 26 décembre 1788, a été publiée dans les Étrennes d'Apollon, de d'Aquin de Chateaulyon, pour 1789, et réimprimée par Labouisse-Rochefort dans ses Souvenirs et Mélanges, t. I, p. 197.]

[40: Raisouche-Montet, dit Roselly, né à Paris en 1722, débuta en 1742 et fut reçu l'année suivante. Parmi ses principaux rôles, on cite ceux de Cimber dans la Mort de César, de Voltaire, de Pylade dans Oreste, d'Arcire dans Aristomène, de Marmontel (dont il sera question plus loin) et de Télémaque dans Pénélope, tragédie de l'abbé Genest, reprise en 1745. Ce rôle fut, quelques années plus tard, la cause de sa mort; insulté et provoqué par son camarade Ribou qui le lui disputait, il reçut deux coups d'épée dont il mourut deux jours plus tard, le 22 décembre 1750. La querelle est racontée tout au long dans le Journal de Collé (éd. H. Bonhomme, I, 264-266). Voir aussi, dans la dernière édition de la Correspondance de Grimm (II, 19), une épigramme sur ce duel.]

[41: Jean-Grégoire Bauvin, né à Arras, en 1714, mort le 7 janvier 1776. La tragédie des Chérusques, adaptation d'Arminius de Schlegel, fut jouée au Théâtre-Français, grâce à la protection de Marie-Antoinette (1772). Grimm prétend que les États d'Artois avaient promis une pension à l'auteur si sa pièce était jouée trois fois et que le public mit de la bonne volonté à la lui faire obtenir.]

[42: C'est probablement pour cela qu'elle est devenue si rare. L'Observateur littéraire (1746, in-12), qu'il ne faut pas confondre avec la feuille, portant le même titre, rédigée par l'abbé de La Porte (1758-1761), a été réimprimé par Villenave dans l'édition de 1821, d'après un exemplaire incomplet de 24 pages sur 120, le seul que Villenave ait pu se procurer.]

[43: Le sujet du concours était la Gloire de Louis XIV perpétuée dans le roi, son successeur.]

[44: Il est assez singulier, comme Villenave l'observe avec raison, que Marmontel n'ait rien dit ici de l'édition de la Henriade (Prault, 1746, 2 vol. in-12, vignettes de Cochin) pour laquelle il écrivit une Préface maintes fois réimprimée depuis dans les Oeuvres complètes de Voltaire. (Voir la Bibliographie de M. C. Bengesco, tome Ier, n° 375.) Le débit de cette édition expliquerait encore mieux que celui du poème académique la générosité de Voltaire.]

[45: Harenc de Presle, banquier, rue du Sentier. Son cabinet de tableaux renfermait, selon l'Almanach des artistes (1777, p. 180), un Guide, deux Murillo, des Rubens, des Van Dyck, Wouwerman, Van Huysum, Teniers, et autres; il y avait joint de précieux ouvrages du fameux Boule. M. G. Duplessis a cité, dans son travail sur les Ventes de tableaux… aux XVIIe et XVIIIe siècles (1874, in-8°), le Catalogue d'objets rares et précieux en tous genres provenant du citoyen Aranc (sic) de Presle, vendus aux enchères, le 11 floréal an III (30 avril 1795), par les soins de J.-A. Lebrun jeune. Il faut joindre à ce catalogue une addition de quatre pages contenant la mention de Recueils d'estampes reliés en maroquin et en veau.]

[46: Depuis la publication de la Politique de tous les cabinets de l'Europe (1793, 2 vol. in-8), de la Correspondance secrète inédite de Louis XV, par Boutaric, et du Secret du Roi, par M. le duc de Broglie, la part prise par Favier à la diplomatie occulte n'est pas douteuse. Sa vie privée, qui fut celle d'un épicurien, est moins connue, et, si l'on sait la date de sa mort (2 avril 1784), on n'a pas encore signalé celle de sa naissance. On peut du moins lire sur lui quelques pages de Sénac de Meilhan dont se sont inspirés tous ceux qui, de nos jours, ont parlé de Favier. (Voy. le Gouvernement, les Moeurs et les Conditions en France avant la Révolution, éd. de Lescure, Poulet-Malassis, 1862, in-18.)]

[47: Denys le Tyran, joué le 5 février 1748, obtint alors seize représentations, et en eut six autres à la reprise du 25 novembre de la même année. (Mouhy, Abrégé de l'histoire du Théâtre Français.)]

[48: Louis-Anne de Lavirotte, né à Nolay (Côte-d'Or), en 1725, mort à Paris le 3 mai 1759, a publié, entre autres traductions, celle de l'Exposition des découvertes physiques de Newton, par Mac-Laurin (Paris, 1749, in-8).]

[49: Daniel Huet n'a rien écrit sous le titre de Théologie; peut-être Marmontel veut-il désigner sa Demonstratio evangelica (1679, in-folio). Mais la traduction de l'abbé de Prades n'a pas vu le jour. Jean-Martin de Prades, né à Castel-Sarrazin en 1720, mort à Glogau en 1782, dut son éphémère célébrité à une thèse sur les miracles (1751), qui fit scandale, et dont Diderot rédigea la défense avec l'auteur et l'abbé Yvon.]

[50: L'un s'appelait l'abbé Debon et n'a pas laissé de traces dans l'histoire des lettres; le second, l'abbé Forest, a publié un Almanach historique et chronologique du Languedoc (1752, in-8), que l'on consulte encore, et des Mémoires contenant l'histoire des Jeux floraux (Toulouse, 1775, in-4°).]

[51: Ce n'est pas une simple note, mais tout un petit volume qu'il faudrait consacrer à la destinée bizarre, voluptueuse et tragique de cette Marie-Gabrielle Hévin de Navarre, tour à tour maîtresse de Maurice de Saxe, de Monet, de Marmontel,—sans parler des amants dont le nom lui échappait parfois au moment le moins opportun, comme on va le voir bientôt,—et, finalement, épouse légitime de Louis-Antoine de Mirabeau, frère de l'«Ami des hommes». À défaut d'une étude complète que Louis Paris avait annoncée et qu'il n'a pas publiée, on peut consulter, outre les présents Mémoires, ceux de Monet et de Grosley, quelques pages insuffisamment informées de L. de Loménie dans son livre sur les Mirabeau, enfin une notice de M. A. Joly, doyen de la faculté des lettres de Caen, sur Mademoiselle Navarre, comtesse de Mirabeau, d'après des documents inédits (Caen, 1880, in-8°, 56 p.), extraite des Mémoires de l'Académie de cette ville.]

[52: Jean Monet, dans ses amusants et trop courts Mémoires (Paris, 1772, 2 vol. in-8), a cité plusieurs lettres à lui adressées par Mlle Navarre, dont il prétend n'avoir été que l'ami. Ces lettres, charmantes de verve et de naturel, sont précisément datées de Reims et d'Avenay, où l'enchanteresse faisait chaque année un séjour plus ou moins prolongé.]

[53: Les deux éditions des Poésies de Lattaignant (1750 et 1757) renferment plusieurs épîtres adressées à Mlle Navarre, mais non pas celle à laquelle Marmontel fait allusion ici, non plus qu'une autre épître à lui adressée par le chanoine, et dont une copie figurait dans un recueil manuscrit provenant de Viollet-le-Duc.]

[54: Il y a eu deux personnages de ce nom: Louis de Brancas, marquis de Céreste (1672-1750), maréchal de France en 1741, et Buffile-Hyacinthe-Toussaint de Brancas, comte de Céreste, dit comte de Brancas (1697-1754), tous deux diplomates et militaires. Le titre donné par Mlle Clairon à son interlocuteur fait supposer qu'il s'agit du premier.]

[55: Le 30 avril 1749. Aristomène eut alors dix-sept représentations, momentanément interrompues après la sixième par l'indisposition de Roselly. Reprise le 1er décembre suivant, cette tragédie fut encore jouée onze fois. (Mouhy, Abrégé de l'histoire du Théâtre français.)]

[56: Voyez ci-dessus, note n° 40.]

[57: Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Poupelinière (telle est la véritable orthographe de son nom), né à Paris en 1692, mort dans la même ville le 5 décembre 1762. Ses mésaventures conjugales l'ont rendu plus célèbre que ses goûts de Mécène et de «virtuose». Voyez le livre suivant.]

[58: J'avais cru tout d'abord que Marmontel faisait allusion à Madeleine-Céleste Fieuzal, fille de François Fieuzal, dit Durancy, et de Françoise-Maisne Dessuslefour, dite Darimath, baptisée le 23 mai 1746, à Saint-Laurent (De Manne, Galerie de la troupe de Voltaire); mais cette date ne saurait coïncider avec celle du séjour de Marmontel dans le quartier du Luxembourg, après sa rupture avec Mlle Navarre, c'est-à-dire vers 1749 ou 1750. Il sera question plus loin du début de la jeune Durancy à la Comédie-Française.]

[59: M. Ad. Jullien a cité, d'après Denizart (Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence), dans son étude sur le Théâtre des demoiselles Verrière (1875, gr. in-8), le texte de l'acte de baptême de Marie-Aurore, présentée le 19 octobre 1748 en l'église Saint-Gervais-et-Saint-Protais, comme fille de Jean-Baptiste de La Rivière, bourgeois de Paris, et de Marie Rinteau, sa femme; mais, lorsqu'à l'âge de quinze ans elle accepta la main du comte de Horn, bâtard de Louis XV, elle se fit reconnaître pour fille naturelle de Maurice de Saxe. Restée veuve à seize ans, sans que, dit-on, le mariage ait été consommé, elle épousa, au mois de mars 1777, à Londres, dans la chapelle de l'ambassade française, Claude-Louis Dupin de Francueil, l'ancien amant de Mme d'Épinay. De cette union fort disparate, quant à l'âge des conjoints, naquit, le 13 janvier 1778, un fils qui fut le père de George Sand.]

[60: Il est à peine nécessaire, sans doute, de rappeler ici que ce surnom de Chantilly fut celui de Marie-Justine-Benoîte Cabaret-Duronceray, alias Mme Favart (1727-1772). Quant à Mlle Beauménard, dite Gogo (rôle qu'elle jouait dans le Coq du village), et qui devint, en 1761, l'épouse légitime de Jean-Gilles Colleson, dit Bellecour, on peut consulter sur elle le Colporteur, de Chevrier, la Galerie de la troupe de Voltaire, de De Manne, et les Comédiens du Roi de la troupe française, de M. E. Campardon.]

[61: Thérèse des Hayes, fille de Marie-Anne Carton Dancourt, dite Mimi Dancourt, et de Samuel Boulinon des Hayes, née vers 1713, morte à Paris en 1752.]

[62: Anne-Antoinette-Christine Somis, fille d'un musicien italien. Une note du duc de Luynes (27 avril 1745) nous la montre faisant sa partie, avec Jélyotte et Mlle Fel, dans un concert organisé par M. d'Ardore, ambassadeur de Naples, en l'honneur du mariage du Dauphin. Diderot a parlé de «cette folle de Mme Van Loo» et des distractions qu'elle lui causait pendant qu'il se faisait peindre par son neveu, Michel Van Loo. (Salon de 1767, Oeuvres complètes, éd. Assézat, tome XI.)]

[63: Le 28 novembre 1748.]

[64: Balot de Sauvot, reçu avocat en 1736, et plus tard bailli de Saint-Vrain (Seine-et-Oise), mort en 1761, avait retouché deux ballets, Pygmalion, de Lamotte (1748), et Platée, d'Autreau (1749), musique de Rameau, ce qui lui avait valu de la part de Voltaire le surnom de Balot l'imagination. Son seul titre à l'attention de la postérité est un Éloge de Lancret (1743, in-8), réimprimé de nos jours, d'abord dans la Revue universelle des Arts (tome XIII), puis par M. Jules Guiffrey (1874, in-8), avec notes et documents complémentaires.]

[65: On trouvera le texte de ce procès-verbal et celui d'une plainte de Mme de La Popelinière contre son mari pour coups et blessures (1746) dans un joli petit volume de M. Émile Campardon, la Cheminée de Mme de La Popelinière (Charavay frères, 1879, in-16). M. Campardon y a également cité quelques-uns des couplets grivois qui circulèrent alors et décrit, d'après le Journal de Barbier, les cheminées en carton et à ressorts que les «camelots» du temps vendaient aux curieux.]

[66: Préface de cette tragédie, jouée le 20 mai 1750.]

[67: Jouée pour la première fois le 24 mai 1752, et reprise le 27 novembre suivant, elle eut alors quatre représentations.]

[68: Dans la préface du Théâtre, éd. de 1787.]

[69: Rousseau (Confessions, livre X) prétend qu'il se fit de Marmontel un «irréconciliable ennemi», parce qu'en lui offrant un exemplaire de sa Lettre à d'Alembert, il écrivit sur le titre que ce n'était point pour l'auteur du Mercure, mais pour M. Marmontel. «Il n'a manqué depuis aucune occasion de me nuire dans la société et de me maltraiter indirectement dans ses ouvrages.» Jean-Jacques avait déjà noté le prétendu grief de Marmontel contre lui dans une lettre à Mme de Créquy (5 février 1761).]

[70: 1751, in-12.]

[71: Jouée le 5 février 1753, la tragédie d'Égyptus n'eut qu'une seule représentation et ne fut pas imprimée.]

[72: Sur les excentricités et les bizarreries d'humeur du prince (et non comte) de Kaunitz, voir les Souvenirs du baron de Gleichen, publiés par Paul Grimblot (L. Techener, 1868, in-12).]

[73: Florimond-Claude, comte de Mercy-Argenteau (1722-1794), ambassadeur d'Autriche à la cour de France de 1766 à 1790, dont les importantes correspondances officielles et secrètes ont été l'objet de publications dues à MM. d'Arneth, Geffroy et J. Flammermont.]

[74: Georges-Adam, comte de Starhemberg, né à Londres le 10 août 1724, mort en 1807, ambassadeur d'Autriche en France de 1756 à 1766.]

[75: Fils du feld-maréchal Frédéric-Henri, comte de Seckendorf (1673-1763).]

[76: Guillaume-Anne Keppel, lord Albemarle, mort à Paris le 22 décembre 1754, d'une attaque d'apoplexie. De son mariage avec Anne de Lenox, fille de Charles II, duc de Richmond, il avait eu cinq garçons et deux filles. Selon le duc de Luynes (XIII, 415), Mlle Louise Gaucher, dite Lolotte, était «une fille considérée en Angleterre et dont on avait toujours dit du bien»; son amant lui laissa un mobilier d'environ 20,000 écus. Les Mémoires secrets (23 septembre 1782) l'accusent crûment d'avoir rempli le rôle d'espionne près de l'ambassadeur et prétendent que, de ce chef, elle toucha jusqu'à sa mort (1765) une pension de 12,000 francs que lui faisait le ministère.]

[77: Selon les Mémoires de Dufort de Cheverny (I, 204), cet accident aurait eu lieu en 1757, à Bordeaux, et Mlle Lolotte serait venue elle-même à Bagnères, et non à Barèges, se guérir des suites d'un empoisonnement qui coûta la vie à neuf personnes. Antoine de Ricouard, comte d'Hérouville, lieutenant général (1713-1782), auteur du Traité des légions, publié d'abord sous le nom de Maurice de Saxe (1757, in-4°), avait eu de Lolotte deux filles, «bien mariées depuis», toujours suivant Dufort.

Diderot a fait allusion à cette liaison dans le dialogue intitulé: Ceci n'est pas un conte. La date du mariage de d'Hérouville et de Lolotte n'est pas connue.]

[78: Pierre-Louis-Marie Maloët (1730-1810), médecin de Mesdames Victoire et Sophie, et plus tard médecin consultant de Bonaparte.]

[79: Dans Roland, opéra, musique de Lully, paroles de Quinault.]

[80: Acanthe et Céphise, ou la Sympathie, pastorale héroïque, en trois actes, représentée le 18 novembre 1751. M. de Lajarte (Bibliothèque musicale de l'Opéra) n'indique pas le nombre de représentations, mais ajoute que cet ouvrage n'a jamais été repris.]

[81: La Guirlande, ou les Fleurs enchantées, opéra-ballet en un acte, fut donnée le 21 septembre 1751, et par conséquent avant Acanthe et Céphise.]

[82: Le ballet des Sybarites, ou de Sibaris (titre que porte la partition manuscrite), forme la troisième partie des Surprises de l'Amour, dont Gentil-Bernard avait fourni à Rameau les deux premières (Adonis et Anacréon). Les Sybarites furent représentés le 12 juillet 1757.]

[83: Denis-François Tribou, né vers 1695, mort à Paris le 14 janvier 1761. Il avait, au moment de sa mort, la charge de théorbe de la musique du roi. Dans sa jeunesse, Tribou avait été l'amant de la duchesse de Bouillon et d'Adrienne Lecouvreur; la jalousie que la duchesse conçut de cette rivalité a fait peser sur la mémoire de celle-ci d'odieux soupçons touchant la mort mystérieuse de la grande tragédienne.]

[84: Pierre Jélyotte, né en 1713, mort en 1797. Un passage des Mémoires de Dufort de Cheverny (II, 366) a permis à M. R. de Crèvecoeur de rectifier ces deux dates, inexactement connues jusqu'alors.]

[85: Jacques-Bernard de Chauvelin (1701-1767), maître des requêtes, en 1728, intendant d'Amiens en 1731 et intendant des finances en 1753, frère aîné de l'abbé Henri-Philippe de Chauvelin, dont il a été question plus haut, et du marquis François-Claude de Chauvelin, ancien ambassadeur de France à Tunis, mort subitement le 24 juin 1773, à la table de jeu de Louis XV.]

[86: Collé (Journal, éd. Bonhomme, I, 184) dit que ce fut le 23 juin 1750 que Thiriot lui communiqua les vers de Frédéric et la réponse de d'Arnaud. Marmontel, en racontant à près de cinquante ans de distance la scène dont il prétend avoir été le témoin, cite incorrectement les deux vers du roi. L'autographe, qui a passé, en 1868, dans la vente du docteur Michelin (de Provins) porte:

Ainsi le couchant d'un beau jour Promet une plus belle aurore.

De plus, ce n'est pas Frédéric qui répondit à d'Arnaud, mais d'Arnaud qui, dans son remerciement, esquivait avec assez d'adresse la comparaison:

     Grand roi, Voltaire à son couchant
     Vaut mieux qu'un autre à son aurore
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